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Brexit

Les pêcheurs boulonnais se font un sang d'encre


AFP le 04/10/2020 à 09:Oct
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Dans la nuit noire, ils partent « taquiner la seiche » : Pierre Leprêtre, aux commandes de son chalutier, quitte le port de Boulogne-sur-Mer avec un équipage de quatre matelots, pour pêcher dans les eaux anglaises de la Manche tant qu'ils le peuvent encore.

Le ciel et la mer sont couleur d’encre, accentuée par un crachin d’automne, la coque bleue et blanche du « Marmouset 3 » et ses 19,20 mètres de long franchit l’écluse Loubet. La mer, un tantinet agitée, génère un roulis qui berce vigoureusement les matelots allongés dans leurs cabines. Vers 05h00 du matin, plusieurs sonneries retentissent et Pierre Leprêtre appelle par la radio de bord ses hommes d’équipage « à filer ». En un éclair, les quatre hommes sont à la manœuvre pour déployer le chalut et jeter leurs espérances à la mer, calme désormais.

Les tensions ressurgissent épisodiquement entre pêcheurs français et britanniques depuis la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne, notamment pour recouvrer sa souveraineté sur les eaux poissonneuses où vont pêcher de nombreux pays voisins. « En général, ça se passe bien. Enfin, on fait en sorte que ça se passe bien », se reprend tout de suite Pierre Leprêtre. « On a des groupes Whatsapp (avec les pêcheurs britanniques), ils nous indiquent leurs points » de pêche où sont posés leurs casiers pour capturer les crustacés, afin d’éviter de les endommager, explique-t-il.

Le Brexit est néanmoins dans toutes les têtes des pêcheurs boulonnais: « la semaine dernière, j’ai été tout le temps du côté anglais. S’il y a un +no deal+, je ne peux plus y aller », explique un brin anxieux M. Leprêtre. Les eaux britanniques constituent « 70 % à 80 % » de son chiffre d’affaires. « Si on ne peut plus aller chez les Anglais, on peut mettre la clé sous la porte », ajoute-t-il, fataliste.

Vers 09h00, nouvel appel par la radio de bord, sonneries à l’appui, « à virer, à virer », comprendre à sortir le chalut pour compter le butin. Bilan de cette première prise : 90 kilos de seiches, 15 kilos d’encornets, 20 kilos de rougets et une caisse de 20 kilos de maquereaux. « Pas extraordinaire », résume Pierre Leprêtre. « Je vais aller plus au sud, il y a un peu plus d’eau (un peu plus de profondeur) ce sera peut-être meilleur. »

« Fossoyeurs »

« Le poisson suit toujours le même trajet, dans le même secteur à la même époque de l’année », affirme M. Leprêtre, cahiers de pêche à l’appui. Dans ces registres renseignés par son grand-père, puis par son oncle, et depuis 16 ans par lui, « on marque ce qu’on pêche, les vents, la météo », explique-t-il en manœliuvrant son chalutier d’à peine trois ans, une fierté mais aussi une source d’inquiétude pour lui et son oncle, autre propriétaire du bateau avec l’armement coopératif Scopale.

M. Leprêtre a investi près d’un million d’euros dans ce navire, pour une large part en empruntant sur 20 ans. « On a signé la construction du bateau et 15 jours après, le Brexit a été voté par les Anglais. Si j’avais su, je n’aurais pas signé, les enjeux sont trop importants. » Les marins boulonnais s’inquiètent aussi de l’appétit grandissant de leurs homologues néerlandais, des « fossoyeurs » de la ressource, selon M. Leprêtre.

Il peste contre l’obsession « du chiffre, du chiffre et du chiffre » de ses homologues bataves, dont les bateaux font en moyenne le double des chalutiers tricolores, estime-t-il.

Comme un pied de nez quelques minutes plus tard, paraît à quelques encablures le Scombrus, chalutier-usine géant battant pavillon français mais financé par des capitaux néerlandais, qui avait fait polémique lors de son baptême parmi les organisations environnementales et les artisans-pêcheurs. « Les Hollandais se sentent plus chez eux que nous chez nous, à Boulogne », renchérit Christopher, matelot. « Quand ils auront tout pêché en Manche, ils iront pêcher ailleurs. » Le bateau rentre au port dans la nuit, après une journée de pêche qui aura duré près de 24 heures. A bord, 1,7 tonne de produits de la mer dont 740 kilos de seiches. « Une journée moyenne » pour Pierre Leprêtre, qui dépose tout cela à la criée de Boulogne avant de repartir directement vers les eaux anglaises, la cale vide mais la tête toujours pleine de questions.

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