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Difficultés des exploitations

Quand l’omerta et le déni cachent certaines possibilités de redressement


TNC le 01/12/2020 à 06:02
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Lors d’un webinaire consacré au traitement des difficultés des exploitations, le réseau Emergens, qui regroupe des experts agricoles en accompagnement des entreprises, a mis en exergue un recours sporadique à certaines procédures. Selon les situations, certaines peuvent pourtant s’avérer efficaces pour redresser l’entreprise. Entre le poids psychologique inhérent aux difficultés économiques supporté par l’agriculteur, voire le déni, et l’omerta régnant souvent dans son proche environnement professionnel, les raisons sont multiples.

Certaines situations économiques compliquées sont prises en compte trop tardivement pour être redressées. (©TNC)

« Les agriculteurs en difficulté qui s’engagent vers une procédure collective le font bien souvent trop tard. » Ce constat des 16 experts membres du réseau Emergens, qui organisait un webinaire jeudi 26 novembre sur le traitement des difficultés économiques des exploitations, est unanime.

Avec les difficultés liées au climat ou aux conséquences économiques de la crise sanitaire, les dossiers d’exploitations en difficulté pris en charge par ces spécialistes de l’accompagnement des entreprises se succèdent – voire s’accumulent – à un rythme toujours soutenu.

« En élevage, les sécheresses successives mettent en difficulté des exploitants confrontés à des marchés toujours dégradés. En céréales, ceux qui ont vendu leur récolte cet été ne profitent pas de l’actuelle embellie des prix pour compenser une production en nette baisse », résume Guillaume Favoreu, président du GIE Emergens. Sans oublier la « crise du Covid, dont les conséquences sont très différentes selon les entreprises ». « Très peu d’exploitations ont pu bénéficier d’un prêt garanti par l’État. »

Dans ce contexte dégradé, le réseau plaide plus que jamais pour une prise en compte la plus précoce possible des difficultés de l’exploitation et, surtout, pour l’étude de toutes les solutions à la disposition des agriculteurs.

Un « diagnostic global » avant de choisir la solution adéquate

« Notre méthodologie repose sur une intervention dès les premières difficultés et sur un diagnostic global », explique Cécile Levecque, expert foncier et agricole à Warvillers, dans la Somme. Un diagnostic qui pose, face à l’état des lieux économique de l’exploitation, toutes les possibilités pour la redresser ou non : du dispositif Agridiff au redressement judiciaire, en passant par la procédure de sauvegarde ou le règlement agricole amiable.

Les différents dispositifs de traitement des difficultés des entreprises agricoles. (©Réseau Emergens)

Certaines procédures existantes restent très peu utilisées par les agriculteurs pour redresser leur exploitation. « Le règlement amiable par exemple, est une procédure discrète qui permet de suspendre les poursuites des créanciers. Elle est conventionnelle avec chacun d’eux et adaptée aux situations les moins graves. Et pourtant, elle est très peu utilisée. 8 fois sur 10, ce sont les créanciers eux-mêmes qui en sont à l’origine. C’est regrettable », détaille Guillaume Favoreu.

Les procédures existantes, judiciaires ou non doivent être considérées comme des outils de gestion voire de transmission de l’exploitation.

Et même en cas de cessation des paiements, « quand l’entreprise ne peut plus faire face à son passif exigible avec son actif disponible », « le redressement judiciaire, voire la liquidation, peuvent être considérés comme des outils de gestion et de transmission de l’exploitation ». En clair, il est parfois plus intéressant pour l’agriculteur de placer le fonctionnement de sa ferme sous contrôle judiciaire – définition même de la « procédure collective » – pour la redresser ou la transmettre, plutôt que de s’acharner avec des solutions moins radicales, mais qui ne feront que repousser l’échéance de la faillite.

À lire : Mission sur le mal-être des agriculteurs – « Mieux comprendre, mieux connaître et mieux prévenir »

Éviter les mesures « court-termistes » qui ne font que repousser les difficultés

Les experts insistent d’ailleurs sur ce point. « Des apports de trésorerie ou une décapitalisation du cheptel sans véritable stratégie globale ne font que repousser les problèmes. Certains engagements pouvant être pris sous la pression avec les partenaires économiques – signatures de nouvelles garanties, restructurations de dettes, etc. – peuvent être très préjudiciables pour une issue favorable. Ces engagements risquent de compromettre l’avenir et d’affaiblir les futures actions de redressement. »

Pour le réseau Emergens, l’enjeu est d’amener les dossiers le plus tôt possible vers le règlement amiable agricole ou des solutions collectives.  « Actuellement, la MSA est le seul partenaire à orienter les agriculteurs en difficulté vers le règlement amiable », témoigne Francis Cousin, expert foncier en Eure-et-Loir.

Ces procédures pour traiter les difficultés des exploitations donneraient, selon le réseau, des résultats positifs très élevés. « Surtout, elles permettent de maintenir la confiance des partenaires. »

Insuffisances de formation en gestion, omerta dans le proche environnement professionnel et déni – individuel ou collectif – face aux difficultés : le cocktail qui dirige certains tout droit dans le mur !

Pourquoi les agriculteurs n’y pensent pas davantage quand ils voient les difficultés arriver ? Les experts pointent du doigt des lacunes dans la formation des agriculteurs. « Les agriculteurs gestionnaires ont moins de risques de rencontrer des difficultés structurelles que les agriculteurs concentrés sur la technique, estime Pierre Ninville, juriste spécialisé en droit rural. Mais tous sont mis sur un pied d’égalité par la conjoncture. »

Et surtout, pourquoi les partenaires des agriculteurs ne les orientent-ils pas davantage vers ces procédures ? « Ils n’ont pas à s’immiscer dans la gestion de l’exploitation » répond un expert. « Mais ils ont un devoir de conseil », poursuit Lionel Manteau, avocat honoraire au barreau de Compiègne et membre de l’AFDR (association française de droit rural). « Certains créanciers tentent de régler les problèmes sans vouloir faire de vague. Mais ce n’est pas suffisant, et souvent trop tard. »

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« Comment peut-on laisser s’envoler une dette aussi énorme sans alerter l’agriculteur »

Outre la difficulté à orienter vers des mesures radicales sans donner l’impression de s’immiscer dans la gestion de la ferme, « il y a une dimension psychologique énorme dès que les difficultés économiques s’accumulent ».

Face à ce poids psychologique, à la certaine stigmatisation que l’agriculteur peut rencontrer, voire au sentiment de honte qui peut l’envahir à mesure que les difficultés s’accumulent, « les mentalités n’avancent pas si vite que cela », constate Lionel Manteau. « J’ai récemment été interdit, dans un département, d’aborder le sujet des procédures collectives », raconte-t-il un peu résigné.

Spécialiste des dossiers agricoles, Lionel Manteau raconte avoir « récupéré un dossier où l’agriculteur avait une dette de 400 000 € à la MSA ». « Comment la MSA a-t-elle pu laisser une dette aussi énorme sans alerter l’agriculteur et le conseiller de se faire aider pour le redressement de son exploitation ? » s’interroge-t-il.

Prendre soi-même suffisamment tôt le recul nécessaire pour réfléchir à un véritable « plan de relance » de l’exploitation, ou trouver la bonne formule au bon moment pour alerter l’exploitant qu’il risque de foncer droit dans le mur reste loin d’être évident face au poids des facteurs humains et psychologiques. Dans un sondage en ligne réalisé par Terre-net en septembre dernier, 64 % des agriculteurs se disaient réfractaires à la « justice préventive » pour les aider.