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[Interview] Bertrand Valiorgue

Rapport sur la gouvernance des coopératives agricoles, que faut-il espérer ?


TNC le 25/02/2022 à 10:15
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Pour Bertrand Valiorgue, professeur de stratégie et gouvernement des entreprises, il sera très difficile de mettre en œuvre les propositions issues de la mission parlementaire sur les coopératives agricoles. (©TNC)

La mission parlementaire sur les coopératives agricoles a rendu son rapport la semaine dernière, listant un certain nombre de propositions pour améliorer la gouvernance et l’attractivité des coopératives. Des propositions qui ne sont pas forcément nouvelles et qui, malgré leur pertinence, n’ont pas encore été mises en œuvre, relève Bertrand Valiorgue, professeur de stratégie et gouvernement des entreprises à l’EM Lyon Business school et à l’Institut Français de Gouvernement des Entreprises (IFGE). Plusieurs freins restent en effet à lever avant une mise en œuvre concrète de ces recommandations, explique-t-il.

Terre-net.fr : Qu’avez-vous pensé du rapport de la mission parlementaire sur les coopératives agricoles ?

Bertrand Valiorgue : On peut tout d’abord souligner la célérité de cette mission parlementaire qui a été créée le 3 novembre 2021 et qui a publié ses conclusions la semaine dernière. Ce travail parlementaire s’inscrit dans le prolongement direct des loi Égalim 1 & 2 qui ont généré des tensions entre le gouvernement et les coopératives agricoles. Il s’agit d’un rapport d’apaisement qui rappelle toute l’importance des coopératives agricoles et s’attache à faire des propositions pour renforcer ces structures jugées essentielles pour le développement et le rayonnement de l’agriculture française. Les parlementaires souhaitent améliorer la gouvernance des coopératives et les aider à s’adapter à un environnement économique en pleine mutation. Il y a incontestablement de la bienveillance à l’égard des coopératives agricoles de la part des parlementaires.

Vous relevez cependant des paradoxes dans les conclusions de la mission…

B. V. : C’est aussi un rapport qui est paradoxal. Il souligne la nécessité de réformer la gouvernance des coopératives mais il invite simultanément les coopératives à grossir et à atteindre une taille similaire à certaines de leurs homologues d’Europe du Nord. Or il y a là une contradiction flagrante car plus on fait grandir les coopératives, plus les problèmes de gouvernance se posent avec acuité. On sait cela notamment à partir de nombreux travaux en gouvernance. L’accroissement de la taille génère quasi-mécaniquement de la défiance en matière de gouvernance avec un phénomène qui est très bien documenté et qui porte le nom de « dérive oligarchique ». Cela signifie qu’au fur et à mesure de leur développement, les structures démocratiques comme les coopératives agricoles, vivent une concentration du pouvoir de décision dans les mains d’une poignée d’acteurs. Plus on fait grandir les coopératives agricoles, plus on les expose à ce phénomène de dérive oligarchique. Je ne dis pas qu’il ne faut pas faire grandir les coopératives agricoles. Je dis simplement que plus elles grandissent plus les problèmes de gouvernance sont sévères. Le rapport est au cœur de ce dilemme qu’il n’assume pas pleinement.

Le rapport a enfin un caractère inachevé car il base son raisonnement sur des propos largement convenus qui, il me semble, appellent plus de développements au niveau de la partie diagnostic et état des lieux. Il est par exemple indiqué que la France et les coopératives souffrent aujourd’hui d’une perte de compétitivité sur les marchés agricoles. Que veut-dire exactement ce mot compétitivité ? S’agit-il de dire que les coopératives perdent des parts de marché ? Si c’est le cas, quels sont les secteurs concernés ? Quelles sont également les causes structurelles à l’origine de ce décrochage ? On agite ici un chiffon rouge qui parasite le débat et la prise de recul. Ce décrochage coopératif doit être mieux documenté et compris avant de le tenir pour acquis et d’en faire l’alpha et l’omega des problématiques auxquelles les coopératives agricoles sont confrontées.

Par ailleurs, il est évoqué que les stratégies de diversification et de concentration, qui se sont accélérées ces 25 dernières années, ont permis le développement d’avantages concurrentiels, d’économies d’échelles et le renforcement d’un pouvoir de marché. Ici aussi les termes du diagnostic sont fragiles et on aimerait mieux comprendre la réalité de ces réalisations qui ressemblent plus à des slogans managériaux qu’à des réalités économiques et stratégiques. On peut même dire que si ces stratégies de diversification avaient réellement permis de développer des avantages concurrentiels alors il n’y aurait pas précisément le grand décrochage coopératif évoqué par les parlementaires. Il est surprenant que les parlementaires engagés dans la mission n’aient pas relevé cette contradiction flagrante. On aurait pu attendre de la mission parlementaire une analyse plus fine et mieux documentée du malaise coopératif français en préambule des propositions en évaluant plus précisément les performances des stratégies de diversification et d’internationalisation des coopératives agricoles françaises.

Ces propositions pour moderniser la gouvernance des coopératives sont-elles tout de même utiles ?

B. V. : La mission parlementaire fait 23 propositions pour moderniser la gouvernance des coopératives agricoles. Toutes ces propositions sont utiles et pertinentes et elles sont susceptibles d’avoir des impacts concrets et assez rapides. C’est indiscutable et on ne peut que saluer le travail de synthèse et la précision des parlementaires à cet égard. Il faut néanmoins souligner que ces 23 propositions sont connues depuis déjà plusieurs années et force est de constater qu’elles peinent à s’imposer.

En 2016, nous avons publié avec Xavier Hollandts un référentiel de gouvernance des coopératives agricoles. Nous faisions 61 propositions et certaines propositions de la mission parlementaires sont très proches voire identiques à celles présentées il y a 6 ans.

En 2019, la Coopération Agricole a également produit un guide de gouvernance qui englobe très largement les 23 propositions de la mission.

En 2021, le HCCA a produit lui aussi un guide de gouvernance qui est très proche et dépasse les propositions de la mission parlementaire.

Dans les conditions actuelles, il y a très peu de chances que les propositions soient mises en œuvre

La question n’est donc pas de savoir si les propositions de la mission parlementaire sont bonnes ou mauvaises mais pourquoi après toutes ces années, elles ne sont toujours pas mises en œuvre.

Dans quelles conditions peut-on espérer une mise en œuvre de ces réformes ?

B. V. : Vous allez sans doute me trouver sévère mais dans les conditions actuelles, il y a très peu de chances que les propositions de la mission parlementaire relatives à la gouvernance des coopératives agricoles soient mises en œuvre.

Pour que ces propositions soient mises en œuvre, il faudrait qu’elles soient portées et je dirais même exigées par la base des coopérateurs et cela ne sera jamais le cas. Il ne faut pas se raconter d’histoire. L’apathie démocratique dans les coopératives agricoles est beaucoup trop forte pour espérer voir surgir un élan en faveur de la mise en œuvre de ces propositions.   

On sait que le succès des guides de gouvernance comme le code Afep/Medef ou le référentiel pour une gouvernance raisonnable de MiddleNext repose sur un soutien des actionnaires qui militent pour la mise en place de ces référentiels de bonnes pratiques. La réussite de ces codes repose sur l’engagement des actionnaires, la pression des marchés financiers et l’ensemble des analystes qui réclament la mise en œuvre de bonnes pratiques de gouvernance. Il y a si vous voulez une pression forte et constante sur les entreprises cotées pour qu’elles respectent et mettent en œuvre de bonnes pratiques de gouvernance.

Il n’y a rien de tel dans les coopératives agricoles car la pression pour améliorer la gouvernance de ces structures n’est ni forte ni constante. D’une part, les coopérateurs agricoles ne sentent pas concernés par ces questions qui les dépassent très largement et on peut facilement le comprendre. D’autre part, il n’y a pas, par définition, d’acteurs financiers susceptibles d’imposer des pratiques de gouvernance aux coopératives agricoles. Enfin, les médias économiques et les analystes connaissent mal et s’intéressent peu à ces structures économiques hormis pour les critiquer avec parfois des visions caricaturales.

Un renforcement important des moyens de contrôle et de pression serait donc nécessaire ?

B. V. : Si les parlementaires souhaitent réformer en profondeur la gouvernance des coopératives, il faut repenser en profondeur le rôle et les moyens d’action du Haut Conseil de la Coopération Agricole (HCCA). Ce point est d’ailleurs clairement évoqué mais il faut pousser cette idée beaucoup plus loin que ne le fait la mission parlementaire. Seule la puissance publique peut mettre en place une pression forte et constante pour imposer une réforme des pratiques de gouvernance des coopératives agricoles.   

Il faut tout d’abord donner une indépendance pleine et entière au HCCA. Le fonctionnement du HCCA fait qu’aujourd’hui il y a une imbrication très forte avec les coopératives agricoles et leurs représentants. La gouvernance du HCCA est composée en grande partie des dirigeants des coopératives agricoles, les locaux du HCCA sont dans les locaux de la Coopération Agricole, une partie des salariés permanents du HCCA est également directement reliée à la Coopération Agricole. Il doit y avoir une séparation nette du HCCA avec la coopération agricole pour que les contrôleurs et les contrôlés ne soient plus les mêmes personnes. Demain, si l’on veut vraiment aider les coopératives agricoles à faire un saut qualitatif en matière de gouvernance, il faudra placer le HCCA sous la responsabilité du Ministre en charge de l’économie sociale et solidaire. Sans cette autonomie et cette mise à distance, le HCCA n’aura pas l’indépendance nécessaire.

Il faut par ailleurs donner au HCCA les moyens d’agir. Pour cela, il faut lui confier la responsabilité pleine et entière du processus de révision coopérative. Il doit revenir au HCCA la mission de révision des coopératives et d’attribution des agréments. Ces opérations doivent être pilotées par le HCCA avec indépendance. Face à cela, il me semble important de placer les acteurs de la révision coopérative sous la responsabilité des Chambres Régionales de l’Economie Sociale et Solidaire (CRESS) pour conquérir une plus grande indépendance dans les analyses, les préconisations et les agréments.

Face au défi de la modernisation de la gouvernance des coopératives agricoles, le législateur français est aujourd’hui face à deux options : espérer un sursaut démocratique qui permettra d’imposer les bonnes pratiques de gouvernance ou se doter d’une institution forte et indépendante qui permettra aux acteurs de faire les progrès attendus.