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Prix alimentaires

Les géants du négoce agricole, gagnants discrets de l’explosion des prix


AFP le 24/02/2023 à 10:19

Elles sont quatre compagnies, puissantes comme des Etats, à dominer le commerce mondial des céréales : les « ABCD » ont réalisé des bénéfices exceptionnels depuis 2021 grâce à la flambée des prix et sont accusées de manquer de transparence sur fond de crise alimentaire.

Les cours du blé, du maïs ou des huiles végétales ont atteint des sommets en mai 2022 sur des marchés bouleversés par la pandémie puis par la guerre en Ukraine. Ils sont depuis redescendus, mais restent historiquement élevés.

Or Archer Daniels Midland (ADM), Bunge, Cargill et Louis-Dreyfus – dont les initiales forment « ABCD » -, contrôlent « 70 à 90 % du commerce mondial des céréales », rappelle à l’AFP Jennifer Clapp, économiste spécialiste de la sécurité alimentaire à l’université de Waterloo au Canada.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le géant américain Cargill, plus grand négociant agricole au monde, est monté au plus haut en 157 ans selon l’agence Bloomberg, atteignant 6,68 milliards de dollars de bénéfice net (+ 35 %) à l’issue de son exercice annuel décalé 2021/22 achevé le 31 mai.

En 2022, « année exceptionnelle », l’américain ADM a affiché un bénéfice net record de 4,34 milliards de dollars, en hausse de 60 %.

« Alors que la sécurité alimentaire et énergétique de millions de personnes est menacée en raison de l’augmentation des prix de la nourriture et des matières premières, les négociants enregistrent des bénéfices records », dénonçait mi-janvier l’ONG suisse Public Eye.

De « Dallas à Delhi »

« S’ils ont acheté du blé en janvier 2022 pour livraison trois mois plus tard, avant que les prix ne s’envolent à cause de la guerre, ils ont pu le vendre ensuite à un niveau beaucoup plus élevé », explique Jennifer Clapp. La demande en céréales n’a pas faibli depuis, et « nous restons bien placés pour capitaliser sur les opportunités de hausse qui nous attendent », soulignait en février Greg Heckman, PDG de Bunge.

Rappelant que la compagnie « ne fixe pas les prix des denrées », Cargill s’est défendu auprès de l’AFP d’avoir « profité de la crise ». Il affirme avoir contribué à la stabilité du système alimentaire mondial, tout en versant près de 162 millions de dollars d’aide à des organisations humanitaires.

Les ABCD mettent aussi en avant l’explosion de leurs coûts, des engrais azotés au transport maritime en passant par les carburants. Car de « Dallas à Delhi », comme le dit ADM, ces mastodontes méconnus du public ne sont pas seulement des intermédiaires : ils possèdent des terres, fournissent semences et engrais aux fermiers, achètent leurs céréales puis les transportent par bateaux, les stockent, et les revendent.

Ils possèdent, de ce fait, un « accès privilégié à l’information » sur les récoltes ou les besoins de céréales dans le monde, ce qui leur confère une position dominante, souligne Jennifer Clapp. « Il est impossible de dire : « je ne travaillerai pas avec Cargill ou ADM » », abonde Pat Mooney, fondateur de l’ONG canadienne ETC et spécialiste de la concentration dans l’industrie agroalimentaire. Sollicités, Louis-Dreyfus, ADM et Bunge n’ont pas répondu aux questions.

Opacité et spéculation

« Les ABCD n’ont pas rempli leurs fonctions de base : garantir que la nourriture parvienne aux personnes qui en ont besoin à un prix stable », estime Pat Mooney, en dépit « d’abondantes réserves publiques et privées » de céréales. Leurs bénéfices n’ont pas suscité la même indignation que les « superprofits » des majors pétrolières.

Une taxe spéciale, prônée par Oxfam, corrigerait certaines défaillances, mais seulement temporairement, préviennent les experts du panel international IPES-Food, auquel participent Jennifer Clapp et Pat Mooney.

Dans un rapport, ils dénoncent le fait que les ABCD ne soient « pas tenus de divulguer ce qu'(ils) savent sur les marchés mondiaux, y compris sur leurs propres stocks de céréales ». Cette opacité favorise la spéculation et pourrait les inciter, selon eux, « à retenir les actions tant que les prix ne semblent pas avoir atteint un sommet ».

« Il est grand temps que l’on réclame une analyse rigoureuse de la chaîne alimentaire. Comment améliorer un système qui ne fonctionne ni pour ceux qui cultivent, ni pour ceux qui ont besoin de se nourrir ? C’est la troisième crise alimentaire du siècle (après 2008 et 2011, NDLR), et le problème va se poser à nouveau », assure Pat Mooney.