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Marché des céréales

La « menace russe » pèse sur les marchés à l’export des blés français


TNC le 26/03/2024 à 18:00
RussieFranceBlE

Le poids croissant de la Russie sur le marché mondial du blé influence les flux français vers certains de ses clients historiques, comme l'Égypte, l'Algérie, ou même d'Espagne, par effet domino. (© surajtripathi/Pixabay, prehistorik/AdobeStock, montage TNC)

Depuis quelques années et d’autant plus depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie assoit sa main-mise sur le marché mondial des céréales. Entre volumes massifs exportés à très bas prix, guerre d’influence et effet domino, quel est l’impact de l’offensive exportatrice russe sur les échanges de blé entre la France et ses clients historiques ? (article modifié le 27/03 à 10h20)

« Il ne faut pas se tromper d’adversaire dans nos batailles sur le commerce international : on parle beaucoup de l’Ukraine en ce moment, mais c’est vraiment la Russie, le facteur numéro un distorsif des marchés ! », lançait le 20 mars Philippe Heusèle, président des relations internationales d’Intercéréales, au terme d’une matinée d’échanges organisée par l’interprofession sur le thème de « la filière céréalière française face à la menace russe ».

Car ces dernières campagnes, le pays a accentué sa présence chez les clients habituels des céréales françaises. En Égypte, par exemple, où la domination historique de l’URSS puis de la Russie pour l’approvisionnement en blé s’affirme avec la guerre et l’effacement de l’Ukraine, qui s’est retrouvée incapable de livrer des vraquiers Panamax (entre 60 000 et 80 000 t).

Si bien que pour la campagne de commercialisation en cours, la Russie représentait mi-mars 66 % des achats égyptiens de blé et l’Ukraine 14 %, contre respectivement 44 % et 30 % en 2021/22. Cela dit, l’Ukraine tend à « redevenir très compétitive en termes de prix et de conditions de crédits sur le marché des privés », note Roland Guiragossian, responsable du bureau du Caire d’Intercéréales.

Deux marchés achètent du blé en Égypte : l’office national Gasc, « principal client de la France » d’une part, et le marché des privés d’autre part. Depuis deux ans, « le Gasc a tendance à prendre le pas sur le marché des privés à cause de la difficulté pour les privés d’avoir de la devise ».

Bien qu’acheteur historique de blé français, le pays des Pharaons en importe des volumes très variables ces dernières campagnes : 315 000 t en 2020/21, 345 000 t en 2021/22 et 922 000 t en 2022/23. « Dans les appels d’offres du Gasc, l’origine est notifiée », reprend l’expert. Et comme l’Égypte tient à diversifier ses fournisseurs pour assurer sa sécurité alimentaire, « le blé français peut se positionner quand le blé russe est trop cher ».

Il reste malgré tout désavantagé sur la question du fret : « les bateaux arrivant de Novorossiisk mettent deux fois moins de temps à arriver aux ports égyptiens que les bateaux français ». Et l’origine mer Noire demeure beaucoup plus compétitive sur le marché des privés, en quête de plus petits chargements à cause du manque de devises.

La percée russe s’est consolidée en Algérie

Cap vers l’Algérie, « client historique de la France progressivement sortie de notre giron », mais aussi partenaire politique de longue date de la Russie – elle est le premier acheteur africain d’armes russes. Là aussi, la percée céréalière russe s’est consolidée par les volumes depuis le début de la guerre : alors qu’elle n’y exportait pas de blé avant 2021/22, la Russie représentait 40 % des achats algériens sur 2023/24 fin février, avec 1,6 Mt exportés.

Elle a pris une bonne partie de la part de marché française, qui avoisinait les 85-90 % à certaines périodes mais chute depuis quatre ans. La France a exporté 5,6 Mt de blé tendre vers l’Algérie en 2019/20, puis entre 1,8 et 1,9 Mt sur les trois campagnes suivantes. Sur 2023/24, après « une première partie de campagne compliquée », les expéditions atteignent aujourd’hui 1 Mt.

Pour Roland Guiragossian, la France risque d’avoir du mal à retrouver son influence sur ce marché à cause d’un relèvement du cahier des charges algérien : « dans les conditions actuelles, on ne se bat pas avec les mêmes armes, à moins d’être performants niveaux prix ».

La Russie renforce aussi ses liens politiques avec l’Arabie saoudite, surtout autour de la question du pétrole – les deux parties ont intérêt à s’accorder sur la limitation de la production pour maintenir des prix élevés.

Une bonne entente qui a mené le pays du Golfe persique à ouvrir son cahier des charges aux blés de la mer Noire, et les importations saoudiennes de blé russe à s’envoler : 0 % de part de marché en 2018/19 et plus de 80 % cette campagne ! « La Russie a quasiment remplacé les pays d’Europe du nord », qui sont passés de 90 % à moins de 20 % des imports saoudiens.

Quant à la France, sa part s’est réduite à peau de chagrin alors qu’elle tournait autour des 20 % des importations du pays en 2017/18. Et l’appel d’offres saoudien étant « basé sur des bateaux de 60 000 t », le blocage des ports ukrainiens au début de la guerre a, comme en Égypte, permis aux blés russes de se substituer à l’origine ukrainienne.

Des prises de risques russes sur le marché tunisien

La Russie s’est aussi substituée à l’Ukraine dans les achats de blé de la Tunisie depuis le début de la guerre : 80 % des parts de marché en 2019/20 à 5 % en 2022/23 pour l’Ukraine, moins de 5 % en 2019/20 à 30 % en 2022/23 pour la Russie.

Yann Lebeau, responsable de bureau d’Intercéréales pour cette zone, souligne la prise de risque des Russes sur ce marché malgré l’effondrement financier du pays depuis 2011 : « lors des appels d’offres publics, quand il n’y a plus de financements par des bailleurs de fonds internationaux avec des garanties, il n’y a plus que trois ou quatre sociétés qui proposent des offres… dont deux-trois russes, dont certains ne demandent pas de garanties sur lettres de crédit : c’est très risqué ! »

Malgré une petite remontée des exportations françaises en 2022/23 avec 10 % des parts de marché et 160 000 t, la France a très peu exporté cette campagne en Tunisie : ses blés sont peu compétitifs face à l’agressivité des blés russes, et « on n’a pas forcément envie d’y a aller à cause de cette question des garanties bancaires ».

Quid du Maroc, qui souffre de sécheresses à répétition et va encore beaucoup importer cette campagne ? Là, « la France a encore la côte grâce à une vraie adéquation entre matière première et produits finis » : les parts de marché du blé français ont bondi depuis 2020. Sur la première moitié de campagne 2023/24, elles dépassaient 50 % et 2 Mt. Et on assiste à un « retour vers le beau fixe des relations diplomatiques, ce qui favorise le commerce ».

Si les imports marocains de blé ukrainien et russe se sont effondrés au début de la guerre, les opérateurs se sont intéressés aux prix bas russes sur 2022/23, nuance Yann Lebeau : « c’est tellement compliqué administrativement que beaucoup n’y vont pas, mais certains ont trouvé des arrangements », via des changements de propriété du blé quand le navire passe le Bosphore.

La donne semble changer : « depuis janvier (2024), pas un gramme de blé russe n’est entré » et « on s’attend à un retour de l’Ukraine »

Une « guerre d’influence » en Afrique subsaharienne

Les volumes de blé russe expédiés en Afrique subsaharienne ont de leur côté dégringolé avec la guerre alors qu’ils étaient conséquents les cinq années précédentes : « certains gros opérateurs peuvent payer parce qu’ils ont pignon sur rue à Singapour ou à Dubaï », mais les plus petits, plus nombreux, ne s’y risquent pas de crainte de « se faire blacklister par une banque européenne parce qu’ils ont acheté du blé russe », détaille le spécialiste.

La France maintient une « bonne performance » dans la plupart de l’Afrique subsaharienne, avec 30 à 35 % de parts de marché pour le blé.

Plutôt que par les volumes, c’est par la propagande que la Russie entend développer son influence dans cette zone : « elle veut être le chantre du combat contre le néocolonialisme occidental, et notamment français » […] Elle a besoin de consolider les relations avec certains hommes politiques forts de la région, et après de s’acheter une virginité vis-à-vis du peuple ».

C’est dans ce cadre qu’à l’été 2023, Poutine a annoncé donner 200 000 t de blé à six pays africains. Mais en réalité, « don à la junte, oui, à la population non », résume Yann Labeau. Au Mali, les 25 000 t offertes par la Russie ont été vendues de force par l’État aux meuniers maliens avec une décote de 15 à 20 €/t, quitte à mettre à mal leur trésorerie, avant que la farine soit revendue à la population.

#Coopération La Russie offre 25.000 tonnes de blé au Burkina Faso comme l’avait promis le président russe Vladimir Poutine lors du sommet Saint-Pétersbourg tenu en juillet 2023. La remise officielle de ce don est intervenue ce vendredi 26 janvier 2024 à Ouagadougou. pic.twitter.com/pQ7LYvzlo3

— Willy Sagbe (@WSagbe) January 26, 2024

L’offensive russe sur les marchés tiers a repoussé les flux ukrainiens vers l’UE

Et en Europe ? Si la Russie n’a pas pris de parts de marché à la France sur le marché de l’UE ces deux dernières années – 5 % des volumes de blé tendre, 4 % des orges et 1,7 % des maïs importés en UE sur 2023/24 sont russes -, elle a chassé l’Ukraine de nombreux marchés internationaux.

Delphine DRIGNON ⁦@intercereales⁩ ⁦@pascalperri⁩ les volumes d’importation du blé ukrainien 🇺🇦plus compétitif que le blé français🇫🇷 sur 🇪🇸🇮🇹⁦@AgroParisBourse⁩ ⁦@courtierasserm⁩ ⁦@NegoceAgricole⁩ ⁦@lacoopagricole⁩ ⁦@Fragritwittospic.twitter.com/fnjpFSAhNN

— Grainoble (@THDGrainoble) March 20, 2024

Les exportations ukrainiennes se sont alors réorientées vers les pays européens, facilitées par la volonté politique de l’UE de soutenir l’économie du pays envahi. Et les céréales ukrainiennes ont afflué : sur 2022/23, l’UE a importé dix fois plus de blé tendre ukrainien qu’en 2020/21 et vingt fois plus qu’en 2021/22, avec 6 Mt.

Avec des conséquences pour les exports français, détaille Delphine Drignon, responsable du bureau européen de l’interprofession : peinant à proposer des prix plus compétitifs que l’Ukraine, la France voit régulièrement ses prévisions d’exports de blé vers l’UE décliner, notamment vers l’Espagne. Celle a jusqu’ici capté 73 % des blés ukrainiens arrivés sur le communautaire sur 2023/24.

Un marché chinois « en croissance »

Pas de crainte en revanche du côté du marché chinois. L’Empire du milieu est devenu en 2023 le premier client des céréales françaises alors qu’il ne lui en achetait pas en 1990. A presque neuf mois de campagne 2023/24, nous y avons exporté 2,4 Mt d’orge et 1,8 Mt de blé, contre respectivement 1,5 Mt et 1,6 Mt sur toute la campagne 2019/20.

Pour Li Zhao Yu, chargé du bureau de Pékin d’Intercéréales, la Chine devrait rester friande de céréales françaises : « le marché est en croissance », porté par le déficit chinois en orges brassicoles et surtout par un régime alimentaire de plus en plus tourné vers la viande, donc vers une demande accrue en céréales fourragères.

Avec la guerre en Ukraine, la Chine a appliqué et amplifié une stratégie qu’elle met en oeuvre depuis dix ans : diversifier les origines d’import pour sécuriser son approvisionnement. De quoi suppléer l’effondrement des importations ukrainiennes, de maïs notamment.

Les achats céréaliers de la Chine à la Russie ont augmenté depuis 2022, mais à des niveaux qui restent limités : 260 000 t de maïs importés en 2022/23 contre 142 000 t en 2020/21, 109 000 t d’orge en 2022/23 contre 56 000 t en 2020/21. Et « le blé russe a peu d’avantages sur le marché chinois, qui recherche plutôt des blés améliorants ou des blés biscuitiers », précise l’expert.

Notons aussi que la Russie a signé des accords stratégiques avec la Chine et annoncé des offres de foncier sur sa frontière orientale : mise à disposition de 7 millions de km2 pour des projets agricoles et énergétiques chinois, location de 100 000 ha de terres à des agriculteurs chinois…

Mais « attention à ne pas surinterpréter ces offres », modère Li Zhao Yu : les conditions climatiques de l’est de la Russie sont très rigoureuses et ne se prêtent pas à toutes les cultures.

Pour la France, quels leviers face à cette « menace russe » ?

Et demain ? Après trois bonnes récoltes, la Russie risque encore de maintenir voire amplifier son poids sur les marchés des céréales. D’autant plus qu’elle peut encore progresser en termes de rendements et gagner des surfaces via le changement climatique et sa main-mise sur les terres ukrainiennes.

Dès lors, comment peut réagir la France ? « À très court terme, les politiques doivent envoyer un signal fort aux agriculteurs, reprend Philippe Heusèle, ramener les céréales dans les clauses de sauvegarde d’urgence » dans le cadre de l’exemption douanière pour les importations agricoles ukrainiennes.

À moyen terme, il incite à « donner à la filière céréalière un accompagnement politique face à la puissance et l’agressivité russe sur les marchés » et à « travailler à des outils pour reprendre des avantages compétitifs : garantie de payer qu’on pourrait rétablir sur des économies fragiles, assurances crédits adaptées, couvertures de risque pour nos acteurs… ».

À plus long terme, il propose de faire jouer les points forts de l’offre française – proximité, fiabilité, partenariats, etc. – et exhorte : « Avec la domination russe, certains pays ont la volonté de diversifier leurs offres, à nous d’être présents avec ces moyens ! Les clients, ça se fidélise. »

Ces dernières semaines, le prix du blé français est au coude à coude avec l’origine russe (© FranceAgriMer, d’après le CIC)