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Modèles agricoles

Doit-on penser une agriculture sans agriculteurs ?


TNC le 16/03/2023 à 05:10
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B. Hervieu (à gauche) et F. Purseigle (au micro) ont échangé avec les membres de l'Afja et du Syrpa autour de leur livre, Une agriculture sans agriculteurs, le 27 février au salon de l'agriculture (©TNC)

Attentes sociétales, durabilité, départs massifs à la retraite, fluctuation des marchés… Le secteur agricole est confronté, depuis plusieurs années, à de nombreux défis entraînant de nécessaires transitions. Le modèle agricole familial, référence culturelle de l’agriculture française depuis l’après-guerre, est-il voué à disparaître ? Dans « Une agriculture sans agriculteurs », les sociologues François Purseigle et Bertrand Hervieu s’interrogent sur cette révolution à l’œuvre dans les campagnes.

Si le modèle agricole familial reste la norme en France, du moins dans l’imaginaire collectif, il est aujourd’hui en pleine mutation face à l’apparition de formes nouvelles d’organisation et du capital, dans un contexte d’inéluctable réduction du nombre de chefs d’exploitation. Au point que François Purseigle, professeur en sociologie, et Bertrand Hervieu, sociologue, évoquent « une agriculture sans agriculteurs », titre de leur dernier ouvrage paru aux presses de Science Po fin 2022.

Un titre provocateur ?

Ce titre est-il une simple provocation ? Pas particulièrement, estime Bertrand Hervieu, qui entend surtout attirer l’attention sur une « révolution indicible » (en écho à la révolution silencieuse des années 60), transformation profonde de l’agriculture française. « Le modèle agricole familial, conjugal, qui a émergé après-guerre comme une libération face au patriarcat, est extrêmement fragilisé, à la fois par l’agriculture de firme, et par une agriculture qui emprunte à la start-up, à la micro-entreprise, différente de l’agriculture de succession », a-t-il rappelé au salon de l’agriculture, le 27 février, à l’occasion d’une rencontre organisée par l’Afja et le Syrpa. Or, cette mutation est difficile à exprimer tant le modèle familial est considéré comme un acquis, pour autant,  ce n’est « pas un invariant ou un moment de l’histoire », insiste-t-il.

Quelle responsabilité du politique ?

« La dispersion des modèles de l’agriculture est l’un des impensés les plus tenaces de la scène politique, soutenu à la fois par un imaginaire politique construit depuis plus d’un siècle et par la nostalgie d’un ordre rêvé des campagnes qui continue de travailler sourdement la société française », expliquent les deux auteurs. « Cette nostalgie ne brouille pas seulement les images de l’agriculture dans l’opinion, elle fait aussi obstacle à la construction d’une vision professionnelle et politique pour des agricultures répondant à la fois aux besoins de ces entrepreneurs aux multiples visages et aux attentes de la société française », écrivent-ils.

Pour les formes familiales, l’injonction à se transformer est parfois difficile, ce qui explique l’émergence de formes nouvelles d’exploitations, de nouvelles formes d’agricultures et d’exercice du métier. Dans ce contexte, l’enjeu politique est donc d’accompagner cette diversité entreprenariale, explique François Purseigle.

Côté politique, une double question demeure sans réponse : « comment construire une politique publique agricole permettant à la fois la préservation de l’environnement, la compétitivité de la ferme France, et le maintien du nombre d’actifs agricoles ? », résument les auteurs.

Un salariat à mettre en avant

Pour François Purseigle et Bertrand Hervieu, il est nécessaire « de nommer précisément les producteurs agricoles dans leur diversité ». Alors que le marketing entretient une image d’Epinal, assignant au chef d’exploitation le rôle de père de famille, il va falloir que les marques donnent à voir ce qui est la réalité du monde agricole, ainsi que les métiers du salariat, pour attirer des vocations, et « que le gamin puisse s’identifier à un salarié plutôt qu’à un fils d’agriculteur qu’il n’est pas ou qu’il n’est plus », explique François Purseigle.

Pousser la figure d’un salarié qui ne sera pas forcément un précaire.

« Car les nouvelles générations ne cherchent pas forcément un statut, mais des compétences et un revenu », ajoute-t-il. Au-delà de l’installation, ce qui importe le plus, c’est la montée en compétence, plus que la formation. Pour le sociologue, plutôt que de presser au renouvellement des actifs, il faudrait davantage « pousser la figure d’un salarié qui se sera pas forcément un précaire ».

Alors que la démographie agricole, en déclin, laisse à penser que les chefs d’exploitation ne représenteront plus que 1 % de la population active à horizon 2030, pour la profession, « il reste difficile d’imaginer en profondeur la mutation de ce métier autrement que via l’installation, alors qu’on devrait plutôt parler d’entrée, d’insertion dans le métier », précise Bertrand Hervieu. D’autant que « même dans les départements qui installent très bien, on n’installe pas sur une exploitation à reprendre, mais plutôt sur des structures collectives, coopératives… Il y a une inadéquation entre l’offre et la demande », indique François Purseigle.

L’équation est d’autant plus complexe à résoudre que, si la population d’agriculteurs diminue et s’avère désormais minoritaire dans les espaces ruraux, c’est également dans ces espaces ruraux que la population française a le plus augmenté ces vingt dernières années, ce qui crée des tensions entre une agriculture abstraite, avec une vision financière de la rentabilité, et une population qui voit d’abord un cadre de vie au lieu d’un cadre de production, rappelle Bertrand Hervieu. D’où l’importance sociale également de mieux anticiper la pérennité des outils, qui sont des employeurs à l’échelle locale, et de reconsidérer la place de l’emploi agricole, insiste-t-il.