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[Interview] Révolution numérique

Constantin Pavléas : « Maîtriser les données agricoles est stratégique »


TNC le 02/09/2019 à 16:18
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Avocat spécialiste en droit des nouvelles technologies, Constantin Pavléas a accompagné juridiquement le réseau des instituts techniques agricoles, les chambres d’agriculture et une quinzaine d’organisations dans la création de la plateforme d’échange de données agricoles Api-Agro. Selon lui, protéger l’échange de données agricoles face aux géants numériques américains et chinois revêt un caractère stratégique majeur.

TNC : Quand on parle de donnée agricole, de quoi parle-t-on exactement ?

Constantin Pavléas : La donnée agricole peut être vue de deux manières. C’est d’abord une donnée économique qui est un actif stratégique pour l’économie française et européenne. Dans un monde globalisé et une économie libéralisée, à l’ère de la révolution numérique, la donnée – agricole ou non – est le nouvel or noir, le nouvel eldorado : elle alimente les nouveaux « business model » de l’économie. L’agriculture, en tant que secteur stratégique à l’origine de notre alimentation, fait partie de cet environnement.

La donnée agricole, c’est aussi, dans certains cas, une donnée personnelle. Des agriculteurs fournissent chaque jour des données de leur exploitation ou leur situation personnelle : leurs revenus, leurs comptes financiers, le nombre d’animaux qu’ils détiennent, l’achat et l’utilisation de produits, etc. Dans certaines conditions, ces données sont rattachées à une personne. À ce titre, elles sont soumises au RGPD, le « règlement général sur la protection des données » entré en vigueur en mai 2018 dans toute l’Europe.

Constantin Pavléas est avocat spécialiste du droit des nouvelles technologies. Il est coordinateur du programme droit du numérique et propriété intellectuelle et responsable d’enseignements à l’école des hautes études appliquées du droit. (©@Alain Guizard)

TNC : Quels enjeux se cachent derrière ce développement exponentiel des données agricoles et de leurs échanges ?

L’agriculture en général revêt un caractère stratégique de plus en plus important pour les Etats. En tant qu’actif économique, la donnée agricole est donc très convoitée. Je ne pense pas qu’on puisse parler d’un risque particulier de voir les données agricoles de notre pays nous échapper. Ceci dit, on peut prendre exemple sur un autre secteur : celui de la santé. Les données sur la santé ont une valeur hautement stratégique sur lesquelles les Gafam (acronyme des géants du web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, ndlr) cherchent à se positionner. L’enjeu est bien de conserver la maîtrise des échanges de données sur des secteurs stratégiques comme l’est le secteur agricole.

TNC : Donc, parler de guerre numérique pour la détention ou la maîtrise des échanges de données agricoles est-il, selon vous, excessif ?

Oui, je n’irai pas jusque-là. Cependant, il y a véritablement une course pour la suprématie technologique. L’agriculture étant un des domaines géostratégiques, l’Europe se devait d’agir. En instaurant le RGPD, l’Europe a pris, je pense, la mesure de l’enjeu pour ne pas laisser les données agricoles aux mains des Gafam. Avec ce règlement, les autorités ont indiqué qu’elles voulaient encadrer les échanges de données, notamment agricoles.

On ne peut que saluer cette volonté pour que les plateformes qui vont animer cet environnement numérique soient européennes avec des technologies européennes. Ça a énormément de sens.

L’Europe a bien laissé des acteurs chinois prendre le contrôle du Pirée (en périphérie d’Athènes, en Grèce, ndlr), l’un des principaux ports du bassin méditerranéen. Un port, c’est un lieu d’échanges. Une plateforme numérique, c’est aussi un lieu d’échanges.

TNC : Les acteurs d’Api-Agro ont mis en place une plateforme d’échanges de données « souveraine et sécurisée ». Vous les avez accompagnés en matière de conseils juridiques. Pourquoi est-ce si important ?

Les États-Unis ont voté l’an dernier le Cloud Act, qui oblige les fournisseurs de services informatiques à distance de préserver et de divulguer aux autorités américaines le contenu de toute communication électronique et toute information concernant un client ou abonné. Cette loi a un effet extraterritorial : peu importe que les données soient localisées sur le sol américain ou en-dehors. Elle peut donc concerner les citoyens et entreprises européennes, même s’il existe des possibilités de défense qui dépendent du bon vouloir des entreprises américaines saisies par les autorités.

Pour garder la maîtrise des données agricoles et leur exploitation en France et en Europe,  et éviter tout accès non autorisé, il était indispensable de créer une plateforme souveraine, utilisant uniquement des technologies européennes et non soumises au Cloud Act américain.

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TNC : Quel est l’enjeu pour les agriculteurs ?

Pour les agriculteurs, l’enjeu est d’avoir une exploitation qui soit optimisée au sens productif, écologique et réglementaire et, aujourd’hui, au sens numérique. L’agriculteur est dans un écosystème numérique. Son exploitation va générer de très nombreuses données, qui intéressent différents acteurs. L’objectif est de maintenir notre indépendance technologique pour mieux maîtriser les données, de leur création par l’agriculteur, jusqu’à leur utilisation finale et leur stockage.

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