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Emploi saisonnier

A Marseille, les dérives du travail détaché dans l’agriculture en procès


AFP le 15/05/2021 à 17:35

Terra Fecundis, une entreprise espagnole d'emploi temporaire qui fournit des travailleurs à de nombreux agriculteurs en France, et ses trois dirigeants, seront jugés à partir de lundi à Marseille, pour « travail dissimulé en bande organisée et marchandage de main-d'œuvre ».

« Il s’agit du plus important dossier de fraude à la Sécurité sociale jamais jugé en France », estime Me Jean-Victor Borel, avocat de l’Urssaf Provence-Alpes-Côte d’Azur, organisme collectant les contributions finançant le système social, qui s’est constituée partie civile. Officiellement basée à Murcie (sud de l’Espagne), Terra Fecundis envoie chaque année, en provenance d’Amérique du Sud principalement, des milliers de salariés travailler dans des exploitations agricoles françaises. 

Dans ce système, les travailleurs des sociétés d’intérim espagnoles doivent être payés au salaire minimum français mais les charges sociales sont elles payées en Espagne où elles sont bien moins élevées qu’en France (jusqu’à – 40%), rendant cette main d’œuvre moins chère pour les agriculteurs français.

Terra Fecundis se voit reprocher un détournement frauduleux de la procédure européenne de détachement qui permet aux entreprises de faire travailler du personnel à l’étranger mais uniquement pour des missions limitées dans le temps. Le parquet de la Juridiction interrégionale spécialisée de Marseille, qui a dirigé l’enquête, considère que Terra Fecundis aurait dû ouvrir un établissement en France, s’immatriculer au registre du commerce et s’assujettir aux dispositions du code du travail français.

80 millions d’euros de charges sociales réclamées

Pour la période allant de 2012 à 2016, l’Urssaf réclame à la société espagnole les charges sociales éludées, soit plus de 80 millions d’euros auxquels s’ajoutent plus de 30 millions d’euros au titre de pénalités de retard. Recrutés par Terra Fecundis en Espagne, les ouvriers agricoles dont un grand nombre d’Équatoriens sont acheminés en France par des autocars de sa filiale Terra Bus Mediterraneo, avant d’être répartis dans les exploitations agricoles clientes.

Selon l’enquête de l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) de la gendarmerie nationale, l’activité de Terra Fecundis n’a cessé de croître en France, passant de 2 884 salariés détachés en 2011 à 6 786 en 2015. Les contrats signés avec les maraîchers, viticulteurs et producteurs de fruits français ont généré en 2015 un chiffre d’affaires de 53 millions d’euros.

L’enquête a établi l’existence d’un encadrement et d’un siège, non officiel, de Terra Fecundis installé dans un appartement de Châteaurenard, ville au cœur d’une zone agricole des Bouches-du-Rhône, laissant penser que Terra Fecundis exercerait en France de façon stable et continue. Aux côtés des dirigeants espagnols, quatre salariés de Terra Fecundis installés en France sont poursuivis pour complicité de travail dissimulé.

De mauvaises conditions de travail et de logement

Ils assuraient le lien avec les ouvriers agricoles et les exploitations clientes. Un fichier d’avril 2013, retrouvé dans les ordinateurs de l’entreprise, montre la prépondérance de la clientèle française : 795 exploitations françaises et 33 espagnoles. Selon la réglementation européenne, le détachement de travailleurs à l’étranger doit être temporaire et l’entreprise est tenue de conserver dans son propre pays une activité substantielle. Les services de l’État pour les entreprises et l’emploi du Gard (Direccte) assurent que Terra Fecundis réalise 80 % de son chiffre d’affaires en France.

De nombreux ouvriers agricoles ont dénoncé auprès des enquêteurs un travail dans les champs sept jours sur sept. Toutes leurs heures ne leur seraient pas payées et les heures supplémentaires pas majorées. Logés parfois loin de leur lieu de travail, certains ont raconté qu’ils devaient attendre des heures la camionnette de Terra Fecundis chargée de les transporter. « Je devais me lever à quatre heures du matin pour commencer à travailler à sept heures », a décrit un Espagnol d’origine équatorienne.

Contacté par l’AFP, l’avocat de Terra Fecundis n’a pas souhaité s’exprimer avant le procès. Partie civile, le syndicat général agroalimentaire CFDT des Bouches-du-Rhône, évoque un témoignage de chantage sexuel sur une ouvrière et dépeint des conditions de logement parfois déplorables. Une exploitation gardoise était surnommée « la carcel » (la prison) par les ouvriers.

Me Vincent Schneegans, avocat du syndicat, estime qu’« au-delà des délits de travail dissimulé et de charges fiscales et sociales afférentes, c’est un système de traite des êtres humains qui a été mis en place par Terra Fecundis ». L’organisation Prism’emploi regroupant 600 entreprises d’intérim en France s’est également constituée partie civile pour dénoncer un dumping social. Terra Fecundis avait été montrée du doigt en 2020 pour les mauvaises conditions d’hébergement de ses ouvriers agricoles après l’apparition de 258 cas de Covid chez des saisonniers dans le Sud-Est de la France.