Accéder au contenu principal
« Naisseur » de Delphine Laurent

« Éleveuse et auteure : c’était écrit au fond de moi d’avance… mais pas que »


TNC le 20/04/2023 à 05:16
fiches_delphine-laurent-naisseur-photo_1

Delphine Laurent élève une quarantaine d'Aubrac et Charolaises sur 65 ha et vient de publier son premier roman. (©Delphine Laurent)

Delphine Laurent élève des vaches allaitantes dans l'Aveyron. Comme Marie-Loup, l'héroïne de son premier roman, paru aux Éditions Albin Michel en février 2023. Lien très fort avec les animaux, joies et difficultés du métier, importance de la transmission, solitude... Inspirée de son vécu et surtout de ses ressentis, l'histoire n'est cependant pas la sienne mais trouvera de la résonance chez beaucoup d'éleveurs et d'éleveuses.

« Je ne voulais pas voir partir les bêtes. » En 2013, à 40 ans, Delphine Laurent a repris la ferme familiale, près de Laissac dans l’Aveyron, derrière ses parents. Pas pour la même raison certes, mais à cause de la brucellose, ces derniers ont déjà assisté au départ de tout le cheptel, en camion. « Revivre cela était impossible pour moi », confie-t-elle. « À mon âge, il s’agit d’un vrai choix, réfléchi, en parfaite conscience des réalités du métier, des joies comme des difficultés. Pas uniquement pour faire plaisir à papa maman, ou parce qu’on se sent obligé de faire perdurer cet héritage », appuie-t-elle. « C’était au fond de moi mais pas écrit d’avance », ajoute l’éleveuse qui n’a fait de formation agricole, mais des études de lettres.

À 40 ans, on ne s’installe plus pour faire plaisir aux parents.

L’exploitation, justement, est dans la famille depuis… « Très longtemps ! », répond Delphine Laurent, sans pouvoir donner de date précise. Un élevage allaitant d’une quarantaine de mères Aubrac et Charolaises, sur 65 ha, des prairies naturelles essentiellement. Les vaches sont nourries à l’herbe, pâturée ou sous forme de foin. Les animaux sortent le plus tôt possible, à partir de février pour les Aubrac, rustiques, avec l’objectif que tout le troupeau soit dehors début avril, jusqu’à novembre, un peu avant la période des vêlages, qui dure trois mois. Le peu de céréales cultivées suffisent à pailler l’étable entravée. 

« Un système rentable, peu de contraintes, pas de stress »

Un système qui permet « de n’acheter quasiment rien à l’extérieur » et, avec un cheptel de cet effectif, « d’avoir un chargement peu élevé dans les prairies, donc de pouvoir mieux faire face à la sécheresse ». « Plus de bêtes, ce serait plus de contraintes, de coût avec la nécessité de faire de l’ensilage d’herbe voire du maïs, et plus de travail », commente l’éleveuse, double active comme son mari (50 % du temps sur l’exploitation, 50 % à l’extérieur), qui n’est pas installé mais l’aide au quotidien et est aussi passionné qu’elle. « La ferme est rentable comme cela, sans davantage d’animaux », tient-elle à préciser. « Pas trop de prêts ni matériels dernier cri, nous avons les coudées franches. C’est grâce à ce système que j’ai pu continuer la ferme. »

Cela m’a permis de continuer la ferme.

« La saison de pâturage consiste surtout à surveiller les animaux et à faire les foins puisque nous n’avons pas beaucoup de cultures. » L’hiver, les producteurs embauchent un mi-temps supplémentaire, d’autant qu’ils n’habitent pas sur place. Bien sûr, ils passent leurs soirées, leurs week-ends et leurs congés sur la ferme, mais parviennent à partir quelques jours l’été et à Pâques. L’éleveuse reconnaît ne pas dormir beaucoup et être toujours en action. « Pas de stress, rien de contraignant » pourtant selon elle. « Nous sommes en pleine nature, hors du temps, au rythme de la météo et du vivant, plus proches des priorités comme se nourrir », met-elle en avant, « sereine » et épanouie. Elle s’estime même « privilégiée », tout comme ses enfants qui ne sont pas « enfermés sur leur ordi ou tablette ».

L’éleveuse, épanouie avec ses animaux, « hors du temps » comme elle dit.(©Delphine Laurent)

« Dans mon roman, tout et rien n’est vrai »

Les bêtes sont exportées, en broutards maigres, vers l’Italie. Le couple ne les engraissent pas, il est « Naisseur ».Titre du premier roman que Delphine Laurent a publié aux Éditions Albin Michel début février, dans lequel « tout est vrai et rien n’est vrai », explique-t-elle. « Mon livre est une fiction, inspiré de ma vie. Ce n’est pas ma vie mais celle de Marie-Loup », l’héroïne. « Les émotions, elles, sont vraies, éprouvées, au contact des animaux notamment, et des petits veaux en particulier lors des naissances. On ne peut pas parler du milieu agricole si on ne ressent pas ces émotions. » Sur ce monde, qu’elle connaît bien puisqu’elle « y vit et en vit », il y a très peu de romans rendant compte des problématiques actuelles, qui plus est écrit par une agricultrice.

Sinon ce sont plutôt des reportages ou des documentaires, plus ou moins réalistes quand ils ne sont pas à charge. Voire des émissions de télé ou téléréalité. Alors Delphine a souhaité rassembler, dans son ouvrage, les préoccupations qui lui semblaient les plus essentielles, telle que la transmission des exploitations, compliquée même dans le cadre familial. « Dans le secteur agricole, beaucoup de parents, comme ceux de Marie-Loup et de son frère Paul, poussent leurs enfants à poursuivre leurs études le plus loin possible. Ils en sont fiers et cherchent peut-être à compenser quand ils n’en ont pas suivi autant. Certains les encouragent à s’orienter vers une autre profession quand ils ne les découragent pas complètement de l’agriculture. Le paradoxe : au moment de la retraite, ils n’arrivent pas à accepter qu’ils ne reprennent pas ! » 

Parler du milieu agricole, sans ressentir ces émotions ?

« Les agriculteurs sont fiers qu’on parle d’eux »

Delphine évoque, par ailleurs, les difficultés financières de l’élevage et l’endettement, qui peuvent mener à la dépression voire au suicide, la charge de travail importante, la jalousie entre agriculteurs − « ces regards envieux sur le matériel des autres ou les terres lors des cessions » −, ainsi que le manque d’ouverture parfois envers ceux qui ne sont pas du cru, la solitude et « ces journées où on ne croise personne »… « Sans faire de politique », à propos des modèles de production, etc., insiste-t-elle. « Ce milieu est dur autant qu’il est tendre », poursuit l’auteure qui dépeint en parallèle l’amour des bêtes et de la terre, l’attachement à la ferme héritée de générations en générations, l’entraide qui existe néanmoins, pour les vêlages, la mise à l’herbe… 

Un monde aussi dur que tendre.

« J’ai toujours plus ou moins écrit, raconte-t-elle. Le sujet était une évidence, les mots sont venus facilement, la trame autour un peu moins. » L’écriture, tôt le matin, a duré quatre ans. « J’ai envoyé mon manuscrit et j’ai eu la chance d’être éditée », se réjouit l’éleveuse. Le roman est disponible en librairies et sur internet. Les premiers retours sont plutôt encourageants : le bouche-à-oreille commence à fonctionner et les sollicitations d’interview se font de plus en plus nombreuses. « Les agriculteurs sont fiers qu’on parle d’eux, avec sincérité et réalisme, et se reconnaissent dans certaines situations. » Delphine Laurent espère que son roman se fera connaître au-delà de la sphère agricole, pour que l’agriculture et l’élevage soient mieux compris de la société.

Delphine partage avec son héroïne, Marie-Loup, l’amour des animaux et de sa terre. (©Delphine Laurent)

Quelques mots sur l’histoire par son auteure

Au décès brutal de son père, le frère de Marie-Loup finit par avouer qu’il ne reviendra pas sur l’exploitation. Alors elle répond à ce désir plus ou moins enfoui de reprendre, elle, non sans hésitation toutefois. « Une décision pas très bien accueillie par sa mère, qui aurait préféré que ce soit son fils », raconte l’éleveuse. D’autant qu’elle n’a jamais vraiment aimé ce métier, épousé en même temps qu’elle s’est mariée, par amour pourtant. « Elle assure néanmoins « l’intérim » le temps que la reprise se fasse. Les voisins, qui lorgnaient sur ses hectares, attendent au tournant Marie-Loup. À leurs yeux, elle est devenue une Parisienne même si elle a grandi au pays. »

Une sorte de quête initiatique.

« Commence donc pour elle une « quête initiatique », où il lui faudra faire ses preuves, souvent seule, puisque sa mère prend la fuite ou se pose en donneuse de leçons. Et parce qu’elle ne parvient pas à laisser de place à son compagnon, qui a quitté sa librairie pour la suivre et décide de retourner à Paris. Trop « gauche » (ce qui fait d’ailleurs bien rire au village), elle n’a pas de temps à perdre à le former. Très vite, elle-même n’est plus celle qu’il a connue. N’ayant que ses animaux à l’esprit, elle en devient un peu « animale ». » Dans son élément, la tâche n’en est pas moins ardue : les vêlages s’avèrent particulièrement physiques comme la sortie des bêtes au pâturage, et elle doit se résoudre à demander un peu d’aide. Arrêtons-là pour ne pas trop en dévoiler, en espérant vous avoir donné envie de lire « Naisseur ».

Une grande fierté que notre lignée de femmes continue.

« S’installer est généralement plus difficile pour les femmes comme les personnes non issues du milieu agricole, mais pas infaisable si l’on est épaulée et avec quelques adaptations », conclut Delphine Laurent qui, elle, a « la chance de pouvoir compter sur son mari ». « Pour preuve : il y en a de plus en plus ! Chez nous, c’est une lignée de femmes à la tête de l’élevage : ma grand-mère, ma mère, moi et qui sait un jour ma fille de 12 ans ? Pour le moment, elle paraît plus intéressée que son frère. Elle montre un réel attrait, une sensibilité, pour les animaux. En tout cas, ce serait une grande fierté. »

Disponible depuis le 1er février 2023 − 320 pages − 20,90 € en version brochée et 14,99 € en ebook (©Albin Michel)