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Irrigation

Les « bassines » : « accaparement » de l’eau ou « accélérateur » de transition?


AFP le 28/02/2023 à 10:40
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Les projets de réserves d'eau pour l'irrigation, source de tensions autour de la gestion de l'eau. (©Thomas/Pixabay)

Les projets de réserves d'eau pour l'irrigation agricole, lancés face à la menace de sécheresses récurrentes, engendrent de plus en plus de tensions autour de la préservation et du partage de la ressource.

Le record de jours consécutifs sans pluie enregistré en janvier-février a relancé le débat entre opposants et partisans de ce modèle, à l’heure où le président Emmanuel Macron plaide pour un « plan de sobriété pour l’eau ».

Un principe de « substitution »

Ces réserves, surnommées « bassines » par leurs adversaires, stockent l’eau puisée dans les nappes superficielles en hiver, lorsque la ressource est plus abondante, pour la restituer l’été afin d’irriguer les cultures, quand les précipitations se raréfient. Ces vastes excavations, au fond recouvert d’une bâche géotextile, peuvent contenir jusqu’à 650 000 mètres cubes d’eau, soit l’équivalent de 260 piscines olympiques, dans les Deux-Sèvres.

D’après le groupement de 400 irrigants qui veut déployer 16 retenues dans ce département et ceux voisins avec le soutien de l’État, ce système permettrait, en été, de « baisser de 70 % » les prélèvements dans le milieu environnant.

Le ministre de l’agriculture Marc Fesneau a encore défendu ce week-end un modèle « vertueux » que les agriculteurs voient comme une « assurance-récolte » nécessaire à leur survie face au changement climatique. Mais pour ses détracteurs, ce projet estimé à 60 millions d’euros et financé à 70 % par des fonds publics relève d’un « accaparement » de l’eau, « bien commun », par l’agro-industrie.

Quel impact environnemental ?

Dans les Deux-Sèvres, les périodes de pompage sont limitées de novembre à mars et les volumes définis et contrôlés chaque année, souligne la préfecture. Selon l’unique rapport scientifique disponible, publié par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), le projet pourrait, par rapport à 2000-2011, augmenter « de 5 % à 6 % » le débit des cours d’eau l’été, contre une baisse de 1 % l’hiver. Mais cette modélisation n’intègre pas l’effet du changement climatique, comme le risque de sécheresses récurrentes, précise le BRGM, dont la méthodologie est critiquée par les opposants.

La part perdue par évaporation, estimée à « 3 à 4 % » par les porteurs du projet, peut être plus « conséquente » dans ces réservoirs et l’eau « peut y subir des dégradations », alerte l’hydroclimatologue Florence Habets.

En outre, des associations environnementales jugent les seuils autorisant le pompage l’hiver trop bas pour assurer un rechargement efficace des nappes. Selon l’hydrogéologue Alain Dupuy, les réserves seules « ne suffiront pas » à rééquilibrer le milieu mais dans ce territoire très spécifique du Marais poitevin, « où nappes et rivières sont interconnectées », « prendre l’eau en abondance l’hiver et interdire tout prélèvement dans le milieu l’été devrait bénéficier aux zones humides ».

L’enjeu des évolutions agricoles

Pour leurs détracteurs, ces projets représentent « une fuite en avant » du modèle agricole productiviste, privilégiant les gros céréaliers et l’exportation de maïs, qui demande beaucoup d’eau l’été. Les partisans des retenues rétorquent qu’y renoncer favoriserait à l’inverse les grosses exploitations, mieux équipées et aux assolements – blé, colza, tournesol – moins gourmands en eau. Eux voient ces réserves comme « un accélérateur de transition » dans un territoire où la surface de maïs irrigué a déjà été divisée par trois depuis les années 2000.

Un protocole, approuvé après concertation avec les associations environnementales et l’État, conditionne l’accès à l’eau à des changements de pratiques individuels qui en s’additionnant permettront d’atteindre des objectifs collectifs: réduire de moitié l’usage des pesticides, planter une centaine de kilomètres de haies et basculer vers l’agroécologie.

En cas de manquement de l’exploitant, les volumes d’eau attribués seront diminués, voire supprimés. Mais ces promesses ne sont « pas à la hauteur », déplorent des associations qui se sont retirées du protocole, fautes d’avancées.

Pour Benoît Biteau, eurodéputé EELV et membre de la Confédération paysanne, les agriculteurs qui veulent ces « bassines » « sont les mêmes qui, depuis 60 ans, ont effacé (…) les conditions pour que l’eau reste sur les bassins versants », en supprimant des haies ou des méandres de cours d’eau.

Selon Vincent Bretagnolle, spécialiste d’agro-écologie au CNRS qui suit le projet, « aucun » des dix agriculteurs utilisant la première retenue déjà construite à Mauzé-sur-le-Mignon, « n’a souscrit de réduction de pesticides », préférant d’autres engagements moins contraignants.

Source d’inégalités ?

Pour leurs détracteurs, les « bassines » devraient accroître le déséquilibre entre agriculteurs en valorisant le foncier des fermes reliées au détriment des autres, trop éloignées ou pas assez demandeuses en eau comme celles de maraîchage.

Dans les Deux-Sèvres, seule une partie des 400 irrigants seront reliés aux réserves et pourront y puiser en cas de sécheresse, quand le reste sera tributaire du niveau d’eau estival, ce qui alimente l’inquiétude chez certains maraîchers.

Cette « crainte est légitime », dit Alain Dupuy, spécialiste des ressources en eau dans la région, mais la « bonne interconnexion » du territoire fait qu’un gain sur un cours d’eau, permis par l’arrêt des prélèvements, se répercutera aussi sur « la nappe d’accompagnement » et les autres irrigants devraient donc en bénéficier.

La directrice de recherches au CNRS Florence Habets juge cependant sur Twitter que « les sécheresses longues rendent inefficace ce type de substitution ». Les répartitions des volumes d’eau sont décidées par l’Établissement public du Marais poitevin, sur la base de ceux utilisés en 2015 avec une priorité non hiérarchisée aux exploitations bio, d’élevage ou de maraîchage.

« Bassinage » du pays ?

D’autres projets existent en dehors des Deux-Sèvres. En Charente-Maritime, le Conseil d’Etat vient de confirmer l’interdiction de remplir cinq « bassines » à usage agricole, construites en 2010 après autorisation préfectorale, en raison de « l’insuffisance » des études d’impact.

La Cour administrative d’appel de Bordeaux a également invalidé six autres projets la semaine dernière jugeant les volumes envisagés excessifs. En Vendée, la construction de 25 retenues depuis 2006 « a permis de faire remonter significativement le niveau de la nappe » mais sans empêcher le dépassement fréquent des seuils d’alerte, notait en 2021 l’Agence de l’eau Loire-Bretagne.

Dans la Vienne, un protocole validé à l’automne pour creuser 30 réserves en échange d’un tournant agroécologique est lui aussi contesté, y compris par la Chambre d’agriculture dirigée par la Coordination rurale, opposée aux contreparties prévues. Il est suspendu à une étude d’impact sur le milieu mais le préfet a déjà prévenu qu’il n’y aurait pas assez d’eau pour autant d’ouvrages. Les opposants, emmenés par le collectif « Bassines non merci », craignent « un « bassinage » général du pays » si ces projets aboutissent.