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Académie d'Agriculture de France

Quels échanges de blé, dans un contexte de désoccidentalisation du monde ?


Jean-Paul CHARVET, membre de l'Académie d'Agriculture de France le 29/11/2023 à 16:41
AAF

(©Académie d'agriculture de France)

Aucun accord global visant à promouvoir une libéralisation accrue et multilatérale des échanges n'a encore été trouvé dans le cadre de l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce, créée en 2001). Dans ce contexte, les accords bilatéraux entre états ont pris une importance croissante, avec les dimensions géopolitiques qui les accompagnent. À un moment où le groupe de BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) est appelé à peser de plus en plus lourd dans les échanges internationaux, il peut être intéressant d'envisager les échanges internationaux de blé sous l'angle de leurs nouvelles dimensions géopolitiques.

LES QUATRE BLOCS GÉOPOLITIQUES MAJEURS DU MONDE ACTUEL

Dans ses analyses, l’historien et politologue Nicolas Baverez distingue quatre grands blocs géopolitiques à l’échelle de la planète :
1 – À l’Est, le bloc des Empires autoritaires formé par la Chine et la Russie, qui se sont rapprochés dès les années 2000 (et surtout depuis 2022) sur les plans géopolitiques et géostratégiques, mais se trouvent dans des positions opposées sur les échanges de céréales et de graines oléagineuses (voir ci-après).


2 – À l’Ouest, les Démocraties occidentales, considérées comme occidentales plus par leur histoire et leurs options économiques et géopolitiques, que par leurs géographies ; autour des États-Unis, : elles regroupent l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Japon et la Corée du Sud. Dans un contexte de retour de la guerre froide – consécutif à l’invasion de l’Ukraine par la Russie – ces démocraties se regroupent dans ce que Nicolas Baverez appelle l’Empire américain ; bien que l’Union européenne en fasse partie, nous envisagerons plus loin sa situation à part, du fait de la place majeure qu’elle occupe dans le commerce international du blé.


3 – Au Sud, se place l’ensemble des pays jadis regroupés sous la dénomination de Pays du Tiers Monde, qui se situent à des niveaux de développements économiques contrastés, depuis ceux des pays émergents jusqu’à ceux des PMA (pays les moins avancés). Dès 2001, donc dès la mise en place de l’OMC, certains des principaux pays émergeants (dont la Chine), avec la participation de la Russie, avaient créé le groupe des BRIC, rejoint en 2011 par l’Afrique du Sud. Devenu BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), ce groupe fonctionne aujourd’hui sous de fortes influences chinoises et russes.

Des dizaines de pays sont aujourd’hui candidats à le rejoindre, dans leur opposition à l’Occident et aux modes de fonctionnement économique et politique des démocraties occidentales, bien que cette position ne soit pas, pour beaucoup, la manifestation d’une stratégie de rupture véritable. La Chine continue à susciter bien des méfiances, en particulier de la part de l’Inde, tout comme son projet de substitution du yuan au dollar dans les échanges internationaux.
Six nouveaux pays sont appelés à rejoindre les BRICS dès janvier 2024 (décisions prises lors de la réunion de Johannesburg d’août 2023) :

Six nouveaux pays sont appelés à rejoindre les BRICS dès janvier 2024 (décisions prises lors de la
réunion de Johannesburg d’août 2023) :

  • l’Argentine, dont la candidature est soutenue par le Brésil ;
  • l’Égypte, qui contrôle le canal de Suez, lien essentiel entre l’Europe et l’Asie ;
  • l’Éthiopie, pays largement dépendant de la Russie et de la Chine, comme l’illustre, entre autres, sa participation majeure à la construction du Grand barrage de la Renaissance sur le Nil bleu ;
  • et trois pays pétroliers : l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et l’Iran, pays sur lequel compte aussi la Russie pour établir un nouveau corridor céréalier afin de pouvoir exporter son blé sans passer par la mer Noire où la sécurité de la navigation maritime apparaît mal assurée.

4 – L’Union Européenne figure parmi les grands exportateurs mondiaux de blé, alors qu’elle demeure nettement déficitaire pour les productions de maïs et de graines oléagineuses. Mais la mise en place de la nouvelle Politique Agricole Commune – pourrait avoir des conséquences sur le maintien de ses capacités à exporter du blé.

GÉOPOLITIQUE ET ÉCHANGES INTERNATIONAUX DE BLÉ EN 2022-2023

À l’Est


À l’Est, la Chine et le Russie sont dans des situations diamétralement opposées concernant les échanges
de blé.

  • La Russie est devenue, depuis 2015/2016, le premier exportateur mondial de blé, renouant ainsi avec une position qu’elle avait occupée avant la révolution soviétique de 1917. Elle a exporté en 2022-2023 de l’ordre de 45 millions de tonnes de blé, volume en nette progression, même s’il reste susceptible de reculer certaines années en raison d’accidents climatiques comme en 2010-2011, ou de décisions d’embargo prises pour des raisons de politique intérieur comme en 2012-2013 Ces exportations de blé viennent soutenir l’influence et la diplomatie russe dans un nombre croissant de pays du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et, depuis peu, de l’Afrique subsaharienne. Le président Poutine aurait même promis des dons de blé à différents pays africains afin de gagner leur soutien ou au moins leur neutralité. On peut l’interpréter comme la manifestation d’une véritable arme alimentaire incitant bien des pays du Sud à s’abstenir à l’ONU dans les votes concernant les condamnations et les sanctions que les Occidentaux souhaitent infliger à la Russie, depuis son invasion de l’Ukraine du 24 février 2022. Les exportations de blé ukrainien ont beaucoup régressé (de l’ordre du tiers) en raison de la violence du conflit militaire, des destructions qu’il génère sur les infrastructures, et de l’instabilité des corridors céréaliers maritimes que la Turquie s’efforce pourtant de maintenir en mer Noire.
  • La Chine, tout à fait à l’opposé de la Russie, est devenue en 2022-2023 le premier importateur mondial de blé (14 millions de tonnes), devant l’Égypte, l’Indonésie et la Turquie ; cette dernière a toutefois réexporté une grande partie de ses importations – souvent sous forme de farine, de semoule ou de biscuits – vers les pays de l’Est et du Sud du Bassin méditerranéen.
    Devenue importateur majeur de blé, la Chine figure également parmi les principaux importateurs de maïs et de riz ; elle est aussi le premier importateur mondial de graines de soja, qui proviennent de plus en plus d’Amérique du Sud. Dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes avec les États- Unis, la Chine s’est constituée un stock de blé considérable : elle en détient actuellement la moitié du stock de report mondial (c’est-à-dire le stock qui passe d’une campagne à l’autre).

Les pays du Sud

Les pays du Sud, considérés dans leur ensemble, constituent un groupe très fortement déficitaire en blé : sur les 200 millions de tonnes de blé qui ont transité en 2022-2023 par le marché mondial, ils en ont absorbé plus des trois quarts, dont environ 65 millions de tonnes destinés aux pays de l’Est et du Sud du Bassin méditerranéen, et autant à destination des pays de l’Est, du Sud et du Sud-Est du continent asiatique.
Cette forte progression du marché du blé en direction de l’Asie est également illustrée par la montée en puissance de nouvelles sociétés transnationales asiatiques intervenant dans le négoce des grains : désormais l’indo-singapourien Olam et le chinois Cofco international entrent en compétition avec les grands négociants occidentaux en grains connus sous le nom des ABCD (Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill, Louis Dreyfus). En outre, si l’Égypte (pays importateur majeur de blé) figure parmi les pays appelés à rejoindre à terme le groupe des BRICS, d’autres pays gros acheteurs de blé envisagent également de le faire, dont l’Indonésie, la Turquie et, éventuellement, l’Algérie. Ces quatre pays ont importé ensemble 40 millions de tonnes de blé en 2022-2023, chiffre comparable aux exportations russes.

De son côté l’Afrique du Sud du Sahara importe de plus en plus de blé : 25 millions de tonnes en 2022- 2023. Une des craintes de plusieurs gouvernements est de voir éclater – en particulier dans les grandes villes portuaires – des émeutes de la faim, du type de celles survenues en 2008 du fait de l’envolée des cours des céréales. Le quasi doublement du cours du blé, survenu au printemps de 2022 à la suite de l’attaque de l’Ukraine par la Russie, a ressuscité ces craintes. Or, si la faim dans le monde avait nettement reculé depuis les années 1990, elle est repartie à la hausse depuis 2015-2016, en particulier en Afrique. Selon la FAO2, l’insécurité alimentaire modérée serait passée en Afrique – entre 2014-2016 et 2018-2020 de 49 % à 56 % de la population, et l’insécurité alimentaire sévère de 19 % à 23 %.

LES GRENIERS OCCIDENTAUX DANS LES GRENIERS DU MONDE

Si la Russie s’est très nettement imposée comme premier exportateur mondial de blé, la majorité des autres grands exportateurs mondiaux de cette céréale se situe dans les démocraties occidentales : le Canada et l’Australie ont exporté ensemble en 2022-2023 près de 60 millions de tonnes de blé, l’Union européenne près de 35 millions de tonnes, et les États-Unis 22 millions de tonnes.
Dans ce groupe d’exportateurs majeurs, les récoltes de l’Union européenne « à 27 » apparaissent beaucoup plus régulières d’une année sur l’autre que celles des autres pays. Toutefois, ses superficies consacrées au blé sont en recul, et les rendements plafonnent depuis le début des années 2000 du fait des changements climatiques et des limitations d’apports d’intrants. Une part des exportations effectuées en 2023 vers différents pays africains, à partir de ports européens de la Baltique ou de la mer Noire, correspond en fait à des blés ukrainiens transitant par les solidarity lanes (couloirs de solidarité) mis en place par l’Union européenne.

EN CONCLUSION

Dans ce contexte, se pose, pour l’Union européenne, la question des stratégies à retenir dans le nouveau cadre de son Green Deal et de sa traduction agricole Farm to Fork (de la ferme à la fourchette). Alors qu’il est impératif de prendre davantage en compte la gestion et la protection de l’environnement, ainsi que les effets des changements climatiques, jusqu’où convient-il de pousser le curseur dans différents domaines comme celui des superficies à consacrer à une agriculture biologique nettement moins productive que l’agriculture conventionnelle ? Et celui de l’extension des jachères ? Ou celui de la réduction des apports d’intrants ?
Le débat est ouvert, mais en intégrant le fait qu’exporter du blé constitue depuis toujours une des composantes de l’influence et de la puissance d’un état.

(©Académie d’agriculture de France)

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