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Blé russe et ukrainien

La production devrait doubler d’ici cinq ans


TNC le 23/12/2019 à 06:02
fiches_champBleRussiePixabay

Longtemps délaissée, l’agriculture fait désormais partie des priorités stratégiques de la Russie qui a dû développer son potentiel de production après l’embargo qu’elle a décrété en 2014 sur les produits européens et américains, en réaction aux sanctions économiques qu’elle a subies dans le cadre de la crise ukrainienne. Devenu premier exportateur de blé en 2017, la Russie est pourtant loin d’avoir poussé au maximum son potentiel de production. La dynamique pourrait s’accélérer dans les années qui viennent.

« Pour la Russie, l’affaire ukrainienne a représenté l’opportunité de stimuler sa production. La rente pétrolière a permis d’investir dans les entreprises, dans les technologies, les semences, le matériel de production », a expliqué Jean-Jacques Hervé, ancien attaché agricole à Moscou et ancien conseiller du gouvernement ukrainien, à l’occasion d’une conférence organisée par les Amis de l’Académie d’agriculture de France, le 3 décembre dernier.

Lire aussi : Poutine prolonge l’embargo alimentaire contre les Occidentaux jusqu’à fin 2020

Premier exportateur de blé

En Russie, l’essentiel du territoire est recouvert de la taïga, une zone de forêt où le gel est très long, le dégel également et les sols sont impraticables. Les seules terres agricoles sont les terres noires, naturellement fertiles, qui commencent en Europe centrale, se prolongent en Ukraine et entrent le long du Caucase, jusqu’aux frontières avec le Kazakhstan et la Chine. Au total, 220 millions d’hectares de terres agricoles sont exploitées par la Russie, une superficie qu’égalise à peine l’Europe, si on lui ajoute les terres agricoles ukrainiennes. Aujourd’hui, ces 220 Mha produisent 120 Mt par an les bonnes années.   

Cependant, la Russie est devenue en 2017 le premier exportateur de blé, à la surprise générale, grâce à une compétitivité basée sur des économies d’échelle – le premier grand groupe agricole russe détient 600 000 hectares – et sur l’intégration (pour les productions animales). « Il y a une très forte concentration en capital, on est dans une agriculture financiarisée », explique Jean-Jacques Hervé. L’agriculture russe bénéficie aussi de l’économie de rente, qui prévaut dans le pays (avec un objectif de captation de devises pour les mettre à l’abri de la spéculation interne). Une vingtaine de holdings détiennent l’essentiel des terres, et mettent en place une stratégie à l’exportation : déloger les exportateurs installés sur les marchés mondiaux.

Depuis quelques années, les Russes exportent ainsi leur blé vers les marchés méditerranéens par le Don, un fleuve qui leur permet d’accéder à des débouchés importants en Algérie, au Maroc, en Égypte, et en Iran. Par le réseau du chemin de fer, la Russie exporte depuis le Kazakhstan vers l’Ouest ou vers l’Asie (notamment au Japon, en Corée, et dans le sud-est asiatique).

Un potentiel encore sous-exploité

« Un incroyable potentiel de production se met en place autour de grandes entreprises, qui investissent dans les meilleures techniques », explique Jean-Jacques Hervé. Le solde d’exportation en maïs et en blé en Ukraine, aujourd’hui de 40 Mt, va passer à 80 Mt d’ici cinq ans, précise le spécialiste. En Russie, les 120 Mt pourraient rapidement s’élever à 150 Mt voire 200 Mt, ce qui porte « à 250 Mt les quantités susceptibles d’aller vers le marché mondial », ajoute Jean-Jacques Hervé qui précise que la consommation intérieure ne pourra pas s’accroître beaucoup dans ces deux pays.

Jean-Jacques Hervé, spécialiste de l’agriculture en Russie et en Ukraine. (©TNC)

Au-delà de l’investissement dans les techniques, le changement climatique pourrait également doper les rendements russes et ukrainiens dans les zones déjà exploitées. En Sibérie sud et occidentale, avec un ou deux degrés de température en plus, le gain se porte à quelques centaines de degrés jours. Alors qu’actuellement, les cultures peuvent se faire uniquement de mai à fin août, il y aurait donc la possibilité, avec le réchauffement climatique, de faire du maïs même précoce. « On aura dans cette zone une capacité significative d’augmentation des rendements sur la terre actuellement disponible », estime Jean-Jacques Hervé.

Globalement, dans les années à venir, la progression va se faire sur le rendement. Dans la région de Barnaul, où se concentrera la production, on passera de 2 t/ha de blé à 4 ou 5 t/ha car la température et l’eau permettront de les atteindre, en association avec une agriculture extrêmement mécanisée. Parallèlement, les structures de stockage s’améliorent grâce à l’injection des capitaux obtenus grâce au gaz et au pétrole. Et la dynamique devrait se poursuivre : « aujourd’hui, la Russie sait qu’à moyen terme, elle exportera moins de gaz et moins de pétrole », puisqu’en raison du changement climatique, les acheteurs se tourneront vers des énergies plus vertes, explique le spécialiste.  

Pas de place pour la France

Dans un tel contexte, qu’en sera-t-il des positions françaises sur l’export de blé ? « Il n’y a pas de place pour la France demain. Face à une tonne de grains qui coûte 100 dollars à produire, la tonne de grains française à 200 dollars n’est pas compétitive ! », assène Jean-Jacques Hervé. Pour rester dans la course, deux solutions s’offrent cependant aux exportateurs français, estime-t-il : soit investir dans la zone où ils peuvent produire aux mêmes coûts, soit trouver des partenaires. Cette dernière solution, jusqu’ici peu exploitée, pourrait reposer sur la réputation de la France vis-à-vis de ses acheteurs traditionnels. Par exemple, « le Maroc aimerait des contacts avec les Ukrainiens, pour négocier les coûts, et les Ukrainiens aimeraient vendre aux Marocains, mais ils n’ont pas confiance », explique Jean-Jacques Hervé. La France pourrait ainsi apporter la confiance, mettre en contact l’Ukraine et le Maroc, et faire un « blending », avec une tonne ukrainienne à 100 dollars, une tonne française à 200 dollars, pour vendre deux tonnes à 150 dollars chacune. « Personne ne fait ça aujourd’hui, pourtant il y a un quelque chose à jouer », estime l’expert, qui y voit l’une des seules alternatives au déclin prévisible de la France face aux montées en puissance russe et ukrainienne.