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Marché des grandes cultures

Guerre en Ukraine : quels impacts à court et long terme sur les marchés ?


TNC le 01/03/2023 à 09:18
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Le conflit risque d'accentuer la dépendance de nombreux pays aux exports de la Mer noire, notamment russes. (©alexkich, AdobeStock)

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, il y a un an, a profondément bouleversé les marchés des grandes cultures. Si les prix se rapprochent depuis peu de leurs niveaux d’avant-guerre, le conflit va continuer d’orienter les marchés à court et long terme, notamment en matière de logistique et de sécurité alimentaire.

« Un an après le début de la guerre en Ukraine, on ne parle plus des céréales dans les JT ! », lance Philippe Mitko, président du Coceral et directeur des affaires publiques de Soufflet Négoce by inVivo, lors d’une conférence organisée au salon de l’agriculture sur les impacts du conflit sur les marchés des grandes cultures.

« Il n’y a plus de sujet à court terme », ajoute-t-il, un brin provocateur : après la panique des premiers mois sur une pénurie mondiale et la flambée inédite des cours, le corridor sécurisé en Mer noire permet à l’Ukraine d’exporter, la Russie inonde de céréales le marché mondial, les prix ont baissé au point d’atteindre leur niveau de début février 2022.

Et pourtant ! Les marchés restent suspendus aux évolutions du conflit et nombreux sont les points d’interrogation, voire d’inquiétude. En matière logistique notamment, alors qu’approche la date de renouvellement du corridor.

Rembobinons. Au début de la guerre, les exports ukrainiens sont totalement bloqués. L’enjeu est alors de « sortir du pays 19 Mt de maïs et 5 Mt de blé, mais aussi d’anticiper le stockage des nouvelles récoltes dans de bonnes conditions », souligne Marc Zribi, chef de l’unité Grains et sucre de FranceAgriMer.

Côté stockage, les bombardements et les combats font perdre à l’Ukraine 14 % de ses infrastructures (9,4 Mt), mais l’Onu et la FAO contribueront à installer 35 000 silobags, soit 7 Mt de stockage.

Côté exports, les «  solidarity lanes » avec l’Union européenne se mettent rapidement en place : des exportations vers les frontières de l’ouest par voie fluviale, routière, ferroviaire. « Les barges c’est précaire, mais ça marche ! », s’exclame Philippe Mitko.

L’accord sur les céréales, « un exploit »

Et puis fin juillet survient « un exploit qui sauve le pays, les exports et les prix » : sous l’égide de l’Onu et de la Turquie, Moscou et Kiev s’accordent sur la « Black sea grain initiative » qui permet à l’Ukraine d’exporter ses produits agricoles depuis trois ports de la région d’Odessa, via ce fameux corridor sécurisé, pour trois mois.

Le flux logistique est opérationnel et permet à l’Ukraine d’exporter à bon rythme. Entre le 24 février 2022 et le 24 février 2023, le pays a expédié 9,3 Mt de produits agricoles par rail ou par route vers ses frontières occidentales (Pologne, Hongrie, Roumanie), 22 Mt via le corridor, 7,5 Mt en direction des ports du Danube.

Reconduit une première fois le 18 novembre, le corridor le sera-t-il à nouveau le 18 mars ? Les négociations se sont ouvertes la semaine dernière mais « rien ne filtre », selon le président du Coceral. S’il n’est pas renouvelé, « c’est relativement explosif »  

Mais les marchés sont plutôt optimistes ces jours-ci et continuent d’anticiper une profusion de grain venu de Mer noire. De fait, « toutes les parties ont intérêt à ce que le corridor fonctionne », note Marc Zribi. « Ce qui se joue, c’est un assouplissement pour les exports d’engrais russes. Ce sera difficile », ajoute Philippe Mitko.

Ce qui se joue aussi, c’est ajouter le port de Mykolaïv à l’accord. « Il a une plus grande capacité mais il a morflé et c’est très risqué à cause de la proximité avec le conflit. Pas sûr que Poutine accepte, ni que l’Ukraine insiste », analyse l’expert.

Ce qui se joue enfin, c’est une prolongation du corridor sur plus de trois mois, ce qui « serait plus probant pour l’Ukraine et le marché ». Le pays est en discussion pour une reconduction sur douze mois, a indiqué le 22 février Yuriy Vaskov, vice-ministre ukrainien de la Restauration.

Craintes pour la sécurité alimentaire

Les deux experts soulignent un point d’attention majeur : l’enjeu de sécurité alimentaire, particulièrement prégnant depuis 2020. La pandémie de Covid a mené à des ruptures dans la chaîne d’approvisionnement, si bien que les grands importateurs se sont mis à constituer des stocks de sécurité. D’où une hausse de la demande, d’où une hausse des prix, d’où des restrictions à l’export chez certains exportateurs pour éviter l’inflation alimentaire sur les marchés intérieurs.

« Ces politiques de sécurité alimentaire se sont poursuivies en 2021 à la faveur des aléas climatiques (dôme de chaleur au Canada, ouragan dans le Golfe du Mexique) », explique Marc Zribi, et la guerre en Ukraine est venue renforcer les craintes.

Car la Mer noire est centrale pour l’approvisionnement mondial. Si « les échanges mondiaux de blé tendre ont doublé en vingt ans, la Russie et l’Ukraine ont réalisé 60 % de cette hausse à elles seules ! », illustre ainsi Philippe Mitko. Les deux pays représentaient 28 % des exports de blé, 15 % des exports de maïs, 75 % des exports d’huile et de tourteaux de tournesol en 2021/22.

Cette origine est particulièrement vitale pour de nombreux pays, situés notamment en Afrique du nord, au Moyen-Orient, en Afrique de l’est. Et dans les semaines qui ont suivi le début de la guerre, les prix ont flambé et les pays les plus vulnérables (en termes de ressources financières et de dépendance à la Mer noire) ont fait face à des difficultés d’approvisionnement, à l’instar du Liban et de la Tunisie.

La reprise des exports maritimes ukrainiens a par la suite permis une détente des cours. Ils sont actuellement « revenus aux prix d’avant-conflit sur presque toutes les productions », sauf en maïs. Mais « ils restent très hauts », soumis à une forte volatilité et tributaires des aléas climatiques et de « tensions sur les stocks de reports chez les principaux exportateurs », reprend Marc Zribi.

Dépendance accrue aux exports russes

À plus long terme, qu’attendre en matière de sécurité alimentaire ? Pour Philippe Mitko, « il y a une certitude : les pays les plus dépendants aujourd’hui vont le rester. L’Égypte, la Turquie, l’Iran, la Tunisie, la Libye, potentiellement l’Asie, ne pourront pas se passer de la Mer noire ».

De la Mer noire, et plus spécifiquement des exports russes. En 2022/23, les exports ukrainiens ont baissé pour quasi presque toutes les productions, dans une proportion allant de 20 à 40 % par rapport à 2021/22 à date, note Marc Zribi. Ils ont au contraire augmenté de 15 à 35 % côté russe.

L’agence de presse Ukrinform chiffre actuellement à 22 % l’occupation des terres agricoles ukrainiennes par l’armée russe, surtout dans des zones implantées en cultures d’hiver. Si le corridor est maintenu, la production agricole totale de l’Ukraine chuterait à 64,8 Mt en 2023/24 contre 106,4 en 2021/22 selon l’Ukrainian grain association, et les exportations passeraient de 53,6 Mt à 45,2 Mt.

Plusieurs pôles devraient par ailleurs se dessiner parmi les pays importateurs, selon Philipp Mitko : ceux dont l’économie peut supporter les prix, ceux qui exportent des matières premières et pourront ainsi amortir les hausses de prix, ceux qui ont des ressources peu exploitées et pourront attiser les convoitises, et, les plus nombreux, ceux qui ont peu de ressources et feront des alliances de nécessité.

« Le risque, pour l’Union européenne, c’est qu’on se coupe des grains russo-ukrainiens », alerte-t-il. L’UE est devenue le premier acheteur mondial de maïs devant la Chine, et a compensé la baisse de ses imports de maïs ukrainien par des achats au Brésil.

Face à la problématique de sécurité alimentaire, il préconise une stratégie mondiale qui passe par « continuer à produire, pour servir nos clients et ne pas être entre les mains des Russes », « conserver un marché le plus fluide possible » en luttant contre les restrictions à l’export, et « aider les pays importateurs à augmenter leur production ».