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Alessandra Kirsch, directrice d'Agriculture Stratégies

« Les prix planchers, une porte ouverte à la délocalisation de notre agriculture »


TNC le 07/03/2024 à 05:02
AlessandraKirsch

Alessandra Kirsch, directrice du think tank Agriculture Stratégies, lors du Salon de l'agriculture 2024. (© TNC)

Les prix planchers : solution ou illusion ? Pour Alessandra Kirsch, la mesure défendue par Emmanuel Macron lors de l’inauguration du salon de l’agriculture relève plus de l’effet d’annonce que du remède applicable et efficace. À trois mois des élections européennes, la directrice d’Agriculture Stratégies estime que la crise agricole et la volatilité des prix devrait motiver les États membres et les futurs eurodéputés à adapter les soutiens de la Pac, en y introduisant une part d’aides contracycliques.

Terre-net : Comme de nombreux spécialistes, vous n’êtes pas convaincue par l’annonce d’Emmanuel Macron sur les « prix planchers » faite lors de sa visite chahutée du Salon de l’agriculture. Pourquoi ?

Alessandra Kirsch : Les prix planchers ont bien été une réalité jusqu’en 1992. Il s’agissait de prix garantis issus de subventions publiques, via la Pac, qui assuraient une sécurité économique aux producteurs. C’est l’Etat qui s’engageait à acheter la marchandise à un prix minimum, déconnecté du marché mondial.

Avec le concept avancé par le président de la République, ce n’est pas pareil. Il s’agirait d’un prix plancher payé, assumé par le premier acheteur, en dessous duquel ce dernier ne peut pas descendre.

Si cela peut fonctionner pour des produits bien différenciants comme le lait liquide conditionné, ça ne peut pas marcher pour plein d’autres produits pour lesquels l’origine a moins d’importance. Comment voulez-vous imposer à des industriels des prix planchers sur des catégories de produits substituables par des produits d’importation ? D’une part, ce prix risque de devenir rapidement un prix plafond et, d’autre part, la mesure constituera une porte ouverte à la délocalisation de notre agriculture.

TN : Vous doutez aussi de la légalité de la mesure au regard du droit de la concurrence ?

Alessandra Kirsch : Pour l’heure, la mesure annoncée n’est qu’un effet d’annonce. Prenez la filière laitière : l’interprofession est autorisée à fournir des « indicateurs », mais elle n’a pas le droit de définir des prix. Ceci dit, la France a la capacité de signer des décrets pour mettre en place des expérimentations. Il ne faut pas le nier. Des expérimentations sur l’origine du lait avaient été actées (avant d’être annulées par le Conseil d’État, ndlr). Autre exemple : la filière viande bénéficie d’une expérimentation pour un dispositif de « tunnel de prix », mis en place après négociations entre OP et acheteurs.

Mais en dehors d’expérimentations dans certaines filières pour certains produits, je ne vois pas comment il serait possible dé généraliser des prix planchers définis au niveau national.

Par ailleurs, si vous mettez en place des prix planchers différents par région ou par segment de marché, cela mettrait les industriels sur des bases de négociation différentes, et donc en concurrence déloyale. Surtout pour ceux qui n’ont pas vraiment la capacité de comprimer les coûts.

Il faut d’ailleurs bien garder en tête le tissu agroindustriel : selon un récent rapport de FranceAgriMer, plus de 98 % du tissu agroalimentaire français est composé de microentreprises et de PME. Et les quelques multinationales, qui représentent à peine 2 % des entreprises, génèrent 80 % du chiffre d’affaires du secteur. Ces gros acteurs peuvent avoir une capacité de compresser les coûts que n’ont pas les plus petits.

TN : Et, comme vous, personne ne conçoit qu’une telle mesure puisse s’appliquer au secteur céréalier…

Alessandra Kirsch : Effectivement, cela n’a aucun sens. Ce n’est pas concevable pour la filière céréalière. Et c’est pourtant celle qui risque de souffrir le plus dans les prochains mois : certes les charges ont un peu baissé, mais elles restent à des niveaux élevés. Le prix du blé est redescendu sous la barre des 200 €/t et poursuit sa chute. L’année 2024 pourrait être très difficile pour les céréaliers.

Au-delà du problème des prix, les agriculteurs veulent du concret immédiatement en réponse à des difficultés structurelles qui nécessitent de faire bouger des lignes de manière importantes sur le long terme. Mais ça ne peut pas se faire en trois semaines.

TN : Quid de l’Europe ? Que faudrait-il faire au niveau européen pour enrayer ces difficultés qui touchent aussi les producteurs d’autres pays de l’UE ?

Alessandra Kirsch : Des milliers d’agriculteurs manifestent dans de nombreux pays d’Europe, dans une période où l’Europe devrait déjà discuter de la prochaine Pac. Regardez le calendrier de la réforme de la Pac mise en œuvre en 2023 : les premières réflexions ont débuté en 2015, la proposition législative a été présentée en 2018, et la réforme est entrée en application en 2023. Il a fallu 8 ans ! Et la prochaine Pac est censée s’appliquer dans 3 ans…

TN : Que suggérez-vous donc ?

Alessandra Kirsch : Compte tenu des contestations du monde agricole, les États membres devraient se mettre autour de la table pour revoir la forme des paiements directs de la Pac. Il est temps de trouver une façon de ne plus dépenser des aides à foison quand on n’en a pas besoin pour les mettre de côté pour faire face aux difficultés quand elles arrivent.

Au sein d’Agriculture Stratégies, lorsque nous parlions d’aides contracycliques il y a quelques années, tout le monde nous regardait avec de gros yeux. Quand on en parle aujourd’hui, certains estiment que ça pourrait avoir du sens, compte tenu de la volatilité des prix subie par les agriculteurs.

Sur cette question, les mentalités changent. Certes il y aura toujours des gens réfractaires au changement. C’est pour cela que nous proposons de n’affecter qu’un tiers des aides de la Pac à à des dispositifs contracycliques, pour ne pas bouleverser complètement les équilibres en place.

TN : Les élections européennes de juin prochain vont-elles accroître le retard déjà pris pour préparer la prochaine Pac ?

Alessandra Kirsch : Oui, il y aura du retard. On devrait avoir des propositions législatives d’ici la fin de l’année au plus tard. Mais ce ne sera sans doute pas le cas. Tous les États membres dont le secteur agricole est en crise devraient se concerter pour dire qu’il y a quelque chose à faire au niveau de la Pac. Et cela devrait être à ces pays de poser sur la table les lignes directrices que devrait suivre la Commission européenne, comme ils le font quand ils donnent à la Commission un mandat de négociation d’un accord de libre-échange.

La Commission européenne, c’est un peu Frankenstein, le monstre qui a échappé à son créateur.

Ainsi, la Commission devrait faire une proposition législative, non pas selon sa seule ambition, mais sur la base de lignes rouges définies par les États membres.

TN : La Commission outrepasse-t-elle son rôle et ses missions ?

Alessandra Kirsch : Nous l’avons bien vu lors de la précédente réforme. La Commission a été laissée en roue libre pour pondre une proposition qui ne répond pas aux réalités du terrain. La commission, c’est un peu Frankenstein, le monstre qui a échappé à son créateur. Elle s’est complètement émancipée de ses missions d’origine. Dans le cadre de la Pac, elle est censée faciliter les négociations entre Parlement et les États membres. Mais au fil des années, elle s’est arrogé un pouvoir législatif qui n’a jamais été prévu, notamment celui de valider les plans stratégiques nationaux (PSN). Pourtant, aucun texte ne prévoit ce droit de regard sur les PSN vis-à-vis de règles du Green Deal qu’elle a elle-même fixées.

TN : Que devrait donc faire l’UE ?

Avec les PSN, la Pac est devenue « à la carte », et constitue une dénaturation de l’espace européen. Il faudrait revenir à une politique agricole avec des règles identiques pour harmoniser les conditions de production, et mettre fin aux plans stratégiques nationaux et aux dérogations. Pour faire face aux difficultés, les États membres ne peuvent prendre que des mesures nationales, sous réserve qu’elles soient approuvées par Bruxelles. Ils auraient intérêt à fixer des lignes directrices communes qui puissent apporter des réponses aux agriculteurs européens.