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Portage foncier

« En finir avec ce capital colossal qui enchaîne plus à chaque génération »


TNC le 21/02/2024 à 12:30
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« Le foncier est à la racine des difficultés du secteur agricole, en particulier du faible revenu des exploitants », estime Terre de liens. (© Pixabay)

Depuis trois ans, en amont du Salon de l’agriculture, Terre de liens publie un rapport sur l’état des terres agricoles en France. Le thème cette année : le portage foncier, que les pouvoirs publics souhaitent encourager dans le PLOAA. Si le mouvement y est favorable, il alerte cependant sur les écueils à éviter. L’objectif, insiste-t-il, est de faciliter l’installation en limitant le capital énorme à reprendre, et donc l’endettement, qui pèse sur toute la carrière et sur les successeurs, à chaque reprise.

« Il n’est que peu voire pas évoqué dans la crise agricole qui secoue la France et d’autres pays européens », s’étonne Terre de liens. Et pourtant, « le foncier en agriculture est à la racine des difficultés du secteur, en particulier du faible revenu des exploitants, estime le mouvement, puisqu’il les oblige à s’endetter fortement dès l’installation, souvent pour toute une carrière, et toujours plus à chaque génération, le prix des terres ne cessant de grimper. »

Racheter les terres, à chaque reprise, n’est plus tenable.

Un constat, exposé par Tanguy Martin, chargé de plaidoyer national au sein de l’organisation, que partage Noémie Calais, installée dans une ferme du réseau et co-autrice de l’ouvrage « Plutôt nourrir, l’appel d’une éleveuse ». Le modèle français, qui consiste à « racheter le foncier agricole à chaque génération, chaque fois plus cher, n’est pas tenable », juge-t-elle, se demandant déjà, alors qu’elle n’est agricultrice que depuis cinq ans, comment elle parviendra à transmettre son exploitation, si le prix des terres, multiplié par deux ces quinze dernières années dans le Gers, continue de progresser au même rythme.

Le foncier, base de la structure économique des exploitations

« Un endettement énorme au démarrage que le travail ne suffit jamais à rembourser », insiste la productrice. « Un capital colossal qui enchaîne » sur le plan financier, mais pas seulement : il impacte toute l’économie de la ferme, donc les décisions qui sont prises en termes de gestion mais aussi de pratiques, de systèmes, etc. ; soit, par conséquent, le degré d’autonomie ou au contraire de dépendance. « Le foncier est la base de la structure économique de nos exploitations. Il ne doit pas être considéré comme un bien propre mais comme quelque chose de commun », appuie-t-elle.

Le travail ne suffit jamais à rembourser l’investissement.

La jeune femme, non issue du milieu agricole, en a fait l’amère expérience. Malgré « l’arrangement conclu avec la cédante », qui a accepté de lui louer les terres en fermage pendant quatre ans avant de lui vendre, elle s’est retrouvée dans l’incapacité de les acheter. Installée en 2018, la flambée des prix des matériaux, de l’énergie et des intrants en général a remis en cause le prévisionnel établi dans le plan d’entreprise (PE) et « déstabilisé le modèle économique mis en place ». « Des facteurs exogènes que je ne pouvais pas prévoir et sur lesquels je n’avais aucune prise », souligne-t-elle.

Installée depuis 4 ans, j’ai failli tout arrêter à cause du foncier.

Elle a d’abord envisagé toutes les solutions possibles (« diversifier les activités », sachant qu’elle fait déjà de la transformation et de la vente directe, « travailler encore plus, augmenter les prix des produits », commercialisés en circuits courts), mais elle a failli « arrêter », « l’installation étant déjà en soi un parcours du combattant ». Avec les six autres producteurs de la ferme collective qu’elle exploite, Noémie avait eu l’idée de créer un groupement foncier agricole. Une idée rapidement abandonnée, « gérer un GFA étant très complexe ».

« Crise des transmissions, pas des vocations ! »

Or, « la cédante avait besoin financièrement de la vente de ses terres », pour compléter sa petite retraite agricole, fait remarquer Noémie. À l’image de beaucoup d’agriculteurs, certains avec un objectif de plus-value, ce qui peut être compréhensible quand on a travaillé dur toute sa vie et payé aussi, à l’époque, la reprise au prix fort. Même si cela complique encore davantage l’accès aux terres pour l’installation, déjà difficile à cause des prix élevés du marché et d’un manque de disponibilité (au profit l’agrandissement des fermes et de l’accaparement pour d’autres usages). Un cercle vicieux. Noémie Calais a pu poursuivre son activité agricole, grâce à l’intervention de Terre de liens, qui a acheté le foncier et lui met à disposition en fermage.

De nombreuses structures sont intransmissibles…

Pour autant, des jeunes et moins jeunes attirés par le métier d’agriculteur, il y en a. Contrairement à ce qu’on entend, nous ne sommes pas face à « une crise des vocations mais de la transmission en agriculture », considère Coline Sovran, chargée également de plaidoyer national à Terre de liens. « De nombreuses structures sont intransmissibles car trop grandes, trop capitalistiques, confirme Noémie Calais. Alors les exploitants n’arrivent plus à céder à un repreneur, et les terres partent pour agrandir d’autres exploitations. Bon nombre le ressentent comme une perte de sens. »

6 Mha changeront de main d’ici 2030, l’équivalent de la région Grand Est !

Quand on sait que la moitié d’entre eux atteindront l’âge de la retraite d’ici 2030, et que plus de six millions d’hectares changeront de main selon les dernières projections de Terre de liens – non pas cinq millions comme ce qui est dit jusqu’à présent -, il devient crucial de rendre le foncier plus accessible aux porteurs de projets en agriculture. « 6 Mha représente 23 % de la SAU française, soit la région Grand Est », illustre Coline Sovran. L’organisation œuvre dans ce domaine depuis 20 ans, sur le terrain via l’achat de terres et leur location pour installer des producteurs, et auprès des pouvoirs publics pour alerter sur les dysfonctionnements et orienter les politiques foncières.

Favoriser le portage

Pour la troisième année consécutive, quelques jours avant l’ouverture du Salon de l’agriculture, elle sort un rapport d’expertise sur l’état des terres agricoles en France. Après un état des lieux en 2022, destiné à éveiller les consciences gouvernementales sur l’urgence d’agir, et un focus sur la propriété agricole en 2023 et le risque de financiarisation du foncier, mettant en garde sur le fait que les choix politiques en la matière conditionneront ceux des cédants, et donc l’installation derrière, c’est sur cette dernière qu’est axée la mouture 2024, à travers le portage foncier, dans l’attente du Pacte et de la loi d’orientation agricole et d’avenir (PLOAA), plusieurs fois repoussé et qui devrait être discuté au Parlement au printemps.

Le foncier, l’un si ce n’est le principal frein pour s’installer en agriculture, est primordial pour renouveler les générations d’agriculteurs. C’est pourquoi Terre de liens interpelle à nouveau les pouvoirs publics sur ce sujet, avec la sortie de ce rapport juste avant l’ouverture du Sia. « À 6 000 € de l’hectare en moyenne à l’achat », impossible de nier le problème du prix, reprend Coline Sovran, qui pointe par ailleurs celui de la « transparence des informations ». « Un tiers de la SAU est contrôlée par des sociétés et il se crée un marché parallèle des parts sociales, plutôt opaque », détaille-t-elle. Avec pour résultat : des parcelles qui partent grossir des structures déjà conséquentes. « En découlent une baisse de la diversité des productions et des paysages, une simplification des pratiques, une moindre résilience environnementale, et une mise en péril de la souveraineté alimentaire et du tissu socio-économique local. »

« Il faut une politique foncière plus ambitieuse »

Or, « l’installation, dont un tiers s’effectue en bio et un tiers en circuits courts, peut favoriser les transitions et relocaliser l’alimentation », ajoute l’autrice du rapport. Déçu par la portée de la loi Sempastous, « qui ne contrôle que les transferts de parts sociales, alors qu’Emmanuel Macron avait placé le foncier agricole comme l’une des priorités de son premier quinquennat et avait commandé un rapport parlementaire sur cette thématique », Terre de liens n’en est pas moins du PLOAA en préparation. « Le foncier est ressorti comme un enjeu majeur de la grande concertation entre acteurs du premier semestre 2023, mais l’État ne veut pas s’attaquer à la régulation foncière. Il a choisi de cibler son action sur le portage des terres. » En outre, il semble vouloir encourager l’investissement privé et la défiscalisation proposée, sans contrepartie pour les investisseurs, n’est pas sans risque, craint le mouvement.

Le foncier, grand absent des manifestations et des réponses gouvernementales.

Certes, un fonds de 400 millions d’euros a été annoncé, mais Terre de liens craint un « effet d’annonce », autrement dit « qu’une partie seulement soit consacrée au portage et le restant à d’autres investissements ». Déjà que « seuls 0,5 % des besoins pour le renouvellement des générations seraient couverts ». De plus, « rien en garantit qu’il sera orienté vers l’installation, ni même vers la transition agricole et alimentaire, plutôt que vers l’agrandissement », met en garde l’organisation. Aucune mesure non plus promise au niveau foncier suite à la mobilisation massive des agriculteurs le mois dernier, déplore-t-elle encore, exhortant le gouvernement à « une politique plus ambitieuse en la matière, notamment dans le cadre du PLOAA ». « La Pac doit aussi être revue : au lieu d’être distribuées à l’hectare, ce qui incite à avoir plus de surface, les aides devraient valoriser le travail des producteurs », enchaîne Tanguy Martin.

Un portage foncier d’intérêt général

Quant au développement du portage foncier, Terre de liens y est favorable puisque son mode de fonctionnement repose sur ce système, qui présente l’avantage de limiter l’endettement à l’installation, surtout pour les personnes non issues du milieu agricole, de plus en plus nombreuses, et de faciliter ainsi de l’autre côté la sortie du métier, le capital à reprendre pesant sur la transmissibilité des fermes comme cela a déjà été souligné. Toutefois, « il ne faut pas faire du portage à n’importe quel prix », prévient Coline Sovran. Se pose en effet la question du modèle économique. Pour l’organisation, « un équilibre économique non spéculatif ni lucratif » doit être recherché, basé sur le fermage et tenant compte du prix des terres au moment de la signature du contrat et pas de celui du marché à échéance.

Pas de portage foncier à n’importe quel prix !
Il faut trouver un modèle économique, non spéculatif ni lucratif.

Un portage foncier d’intérêt général, comme elle le qualifie, faisant appel à l’investissement solidaire. « Aider les agriculteurs à s’installer a du sens pour les citoyens », met-elle en avant. Et de conclure : « Si les 230 000 ha vendus chaque année étaient destinés à l’installation, 75 % des besoins en la matière seraient comblés. Le coût, évalué à 1,4 milliard d’euros, peut paraître important mais il équivaut à 1 % du budget alimentaire des ménages. La terre, base de l’alimentation, doit faire partie de ce budget. » Terre de liens, qui défendra à nouveau ses revendications au Salon de l’agriculture, y attend des réponses des responsables politiques. « Nous avons bataillé pour et nous avons été invités aux discussions sur ces sujets. Malheureusement, nous avons été peu entendus, même si nos propositions commencent à faire écho dans le monde agricole. Mais il n’est pas trop tard pour que l’État ait les bonnes idées et réoriente le PLOAA. »

La terre, base de l’alimentaire, doit être intégrée au budget alimentaire.