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Académie d'Agriculture de France

Réchauffement climatique, agriculture mondiale et sécurité alimentaire : que dit le GIEC ?


Pierre FEILLET, membre de l'Académie d'Agriculture de France le 03/05/2023 à 09:46

(©GettyImages)

Cette fiche présente une synthèse des rapports du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) sur les interactions entre l'agriculture, les émissions de gaz à effet de serre (GES), le réchauffement climatique et la sécurité alimentaire dans le monde : nature et origines des émissions dues à l'agriculture, conséquences du réchauffement sur la sécurité alimentaire, atténuation des GES et résilience de l'agriculture.

Selon l’analyse du GIEC, les activités humaines ont provoqué un réchauffement planétaire proche de +1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels vers 1750, avec des extrêmes aux latitudes moyennes. Quels que soient les efforts consentis, la température continuera à augmenter au moins jusqu’au milieu du XXIe siècle, et il est probable que ce seuil de 1,5 °C sera dépassé entre 2021 et 2040. Ce réchauffement, qui persistera pendant des siècles, ou millénaires, sera plus prononcé pour les terres émergées qu’à la surface des océans. Il aura un impact particulièrement important sur les systèmes biologiques, et donc sur le système alimentaire, dont les composantes les plus essentielles sont la production végétale, l’élevage, la pêche et la pisciculture.

Emissions de GES dues à l’agriculture

Le secteur AFOLU (agriculture, foresterie et autres utilisations des terres) est à l’origine d’environ 23 % des émissions anthropiques de gaz à effet de serre, soit 12 ± 3 milliards de tonnes de CO2e (équivalent CO2) par an ; la sylviculture en représente une faible fraction. Entre 2007 et 2016, l’AFOLU a produit 13 % des émissions de dioxyde de carbone (CO2), 44 % de celles du méthane (CH4) et 82 % de celles du protoxyde d’azote (N2O), dues aux activités humaines. Les émissions en CH4 et NO2 ont augmenté entre 1960 et 2016, au contraire de celles de CO2 qui ont faiblement diminué (Figure 1)).

Figure 1 – Emissions de GES par le secteur AFOLU

Les émissions anthropiques de CH4 sont majoritairement dues à l’élevage des bovins et à la riziculture, celles d’oxyde nitreux aux engrais azotés, à la gestion des sols et aux effluents, même si l’épuration des eaux usées, la combustion des combustibles fossiles et les procédés de l’industrie chimique jouent également un rôle important à cet égard. À l’inverse, la réaction des terres aux changements environnementaux induits par les activités humaines a provoqué un puits de carbone de -11,2 milliards de tonnes de CO2e par an sur la même période, équivalant au tiers des émissions des combustibles fossiles et de l’industrie. La persistance de ce puits est incertaine du fait du changement climatique.

Impacts sur la sécurité alimentaire mondiale

Le changement climatique entraîne des déficits et des modifications des précipitations (fréquence et intensité des sécheresses, inondations), une dégradation des sols (moins productifs, car plus difficiles à cultiver et de moindre capacité à absorber le carbone), des changements souvent irréversibles dans les écosystèmes terrestres et d’eaux douces et marines, et des dommages substantiels de la biodiversité (marquée par l’extinction d’espèces). La sécurité alimentaire et hydrique s’en trouve affectée, entravant les efforts pour atteindre les objectifs de développement durable que l’ONU a fixés. De plus, à l’avenir, les mécanismes naturels d’absorption du carbone seront de moins en moins efficaces.

Déjà, le système alimentaire ne parvient plus à assurer les besoins en aliments et en eau de centaines de millions de personnes de manière écologiquement durable, notamment en Afrique subsaharienne, Asie, Amérique centrale et Amérique du Sud, dans les petites îles, et en Arctique. Les femmes, les personnes âgées et les enfants des ménages à faibles revenus, les groupes minoritaires, les petits producteurs, les communautés de pêcheurs et les habitants des régions à haut risque sont les plus touchés.

À un niveau de réchauffement de + 1,5 °C à 2 °C, la multiplication des vagues de chaleur et l’élévation continue du niveau de la mer augmenteront les risques pour la sécurité alimentaire dans les régions les plus vulnérables. Un réchauffement de + 2 °C aura un impact encore plus lourd, certaines zones de culture et d’élevage pouvant devenir climatiquement inadaptées. Les pertes de récoltes dans les principales régions productrices de denrées alimentaires s’intensifieront, les prix flamberont, les revenus des agriculteurs diminueront, la diversité alimentaire sera réduite et les maladies liées à l’alimentation seront plus nombreuses. Une autre source d’inquiétude est la perte d’efficacité de l’adaptation de l’agriculture, car les actions préconisées sont plus efficaces à 1,5 °C qu’à 2 °C et plus.

À un niveau de réchauffement planétaire de 3 °C, les zones exposées augmenteront considérablement (notamment en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud et du Sud-Est), exacerbant les disparités régionales en matière de risques pour la sécurité alimentaire. Une pression supplémentaire s’exercera sur la productivité de la main-d’œuvre agricole, qui aura de la peine à se nourrir.

Productions végétales : Au cours des 50 dernières années, le changement climatique a ralenti l’accroissement de la productivité agricole. Aux basses latitudes, les températures ont déjà dépassé les seuils de tolérance, entraînant des pertes de production des cultures de maïs, de riz et de blé et, potentiellement, des autres cultures céréalières. La qualité des cultures et des prairies, ainsi que la régularité des rendements sont affectées en raison des effets induits sur des systèmes biologiques essentiels, tels que la santé des sols, la floraison, la pollinisation, la prolifération des insectes, l’accroissement des attaques des ravageurs et des maladies des cultures. Cependant, le réchauffement accroîtra les surfaces agricoles des régions de latitude élevée.

Élevage : Des pertes de production résulteront de baisses de la qualité des aliments, de la propagation de maladies, de la moindre disponibilité des ressources en eau, d’un amoindrissement de fertilité des animaux, d’un accroissement de mortalité, d’une baisse des taux de reformation des troupeaux et, aux basses latitudes, des stress thermiques dus à un dépassement des seuils de tolérance à la température ambiante.

Pêche et aquaculture : Les produits de la pêche sont plus affectés que les produits agricoles. Le réchauffement et l’acidification des océans y réduisent la biomasse animale. Les communautés dépendantes de la mer seront exposées à un risque accru de malnutrition, en raison des pertes de nutriments provenant des produits de la mer. L’économie et les moyens de subsistance de nombreuses communautés côtières, ainsi que l’approvisionnement alimentaire à partir des systèmes aquatiques intérieurs (source importante de moyens de subsistance et de nourriture pour la consommation humaine directe, en particulier en Asie et en Afrique) seront affectés. Dans le Nord-Est du Pacifique, une période chaude de cinq ans (2013 à 2017) a déjà eu un impact sur la migration, la distribution et l’abondance des principales ressources halieutiques, alors que les rendements durables de certaines populations de poissons sauvages ont déjà diminué de 4,1 % de 1930 à 2010. L’aquaculture marine déclinera, avec des gains à court terme en aquaculture de poissons dans des régions tempérées, et des impacts négatifs sur la conchyliculture en raison de la réduction des habitats.

Ressources en eau : La moitié de la population mondiale connaît déjà une grave pénurie d’eau pendant une partie de l’année, en raison de facteurs climatiques et non climatiques. La concurrence et les conflits potentiels sur les ressources hydriques, en particulier dans les pays à revenu faible et moyen, s’intensifieront. La combinaison d’une augmentation de l’évapotranspiration et d’un déficit anormal de l’humidité du sol (manque de précipitations) contribueront à l’augmentation des sécheresses, notamment en Afrique et sur le pourtour méditerranéen. Les risques sur la disponibilité de l’eau continueront à augmenter, avec des conséquences sur les écosystèmes, l’agriculture irriguée et la qualité de l’eau.
L’irrigation a montré son efficacité pour la stabilité des rendements, mais avec des effets négatifs : accroissement de la demande en eau, épuisement des eaux souterraines, altération des climats régionaux, augmentation de salinité du sol, creusement des inégalités et des pertes des moyens de subsistance des petits exploitants. Elle nécessite donc une gestion appropriée. Son expansion est confrontée à des limites croissantes, en raison de la moindre disponibilité de l’eau au-delà de + 1,5 °C, avec un doublement potentiel des risques dans certaines régions entre + 2 °C et + 4 °C. Un nombre croissant de régions sera affecté.

Équilibres nutritionnels et sécurité sanitaire des aliments : L’augmentation des concentrations de CO2 dans l’atmosphère favorise la production végétale, mais réduit la teneur en nutriments de certaines cultures, notamment les céréales, et accroît les carences nutritionnelles, tout particulièrement en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud, en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Avec un réchauffement climatique de 2 °C ou plus, les risques de malnutrition et de carences en micronutriments seront aggravés. Les populations défavorisées et vulnérables seront exposées de façon disproportionnée à une difficulté d’accès à une nourriture suffisante en quantité et en qualité, en raison de perturbations de la chaîne d’approvisionnement, de l’augmentation des prix, de déséquilibres nutritionnels et des difficultés à cuire les repas. Les impacts négatifs sur la sécurité sanitaire de l’alimentation croîtront en raison de contaminations des cultures vivrières par des champignons toxinogènes et de l’eau par des agents pathogènes. La prolifération d’algues toxiques et la bioaccumulation croissante de polluants organiques et de méthylmercure affecteront la salubrité des aliments aquatiques.

Adaptation de l’agriculture au changement climatique : atténuation des émissions et résilience

Pour limiter et stabiliser le réchauffement climatique sous les + 2 °C d’ici 2100, il faut baisser les émissions de CO2 (objectif de zéro émission nette en 2050) et réduire fortement les émissions des autres GES, en particulier le méthane (de 35 % d’ici à 2050 par rapport à 2010). L’agriculture – face au défi de réduction des émissions de GES tout en nourrissant une population mondiale en croissance – doit subir une profonde transformation. Cependant, les options d’adaptation qui favorisent l’intensification de la production ont des effets négatifs potentiels sur le changement climatique. Il est urgent de prendre des mesures immédiates et ambitieuses : un développement résilient de l’agriculture sera plus difficile si le réchauffement dépasse + 1,5 °C, et sera impossible dans certaines régions au-delà de + 2 °C. L’efficacité de la plupart des options d’adaptation diminue en effet avec l’augmentation du réchauffement. Heureusement, les écosystèmes qui procurent des services vitaux, comme la nourriture et l’eau potable, sont les plus résilients.

Politique, sociale et économique : Les politiques de soutien aux transitions systémiques comprennent la réorientation des subventions, la certification des denrées alimentaires, des marchés publics écologiques, le renforcement des capacités de production, la rétribution des services écosystémiques et la protection sociale. Les gouvernements, le secteur privé et la société civile doivent oeuvrer à l’équité et à la justice des décisions et des investissements indispensables. Des stratégies multisectorielles s’attaquant aux inégalités sociales augmenteront l’efficacité des réponses d’adaptation, par la prise en compte des savoir-faire locaux, la lutte contre la pauvreté, les inégalités sociales et les conflits violents, le développement de la protection sociale, la fourniture de services sociaux tels que l’eau et l’assainissement, les approvisionnements alimentaires locaux pour les repas scolaires, des banques de semences communautaires, la construction de puits. À plus long terme, il faudra développer le renforcement des services écosystémiques, les marchés locaux, les réductions des inégalités liées au statut social des femmes, aux régimes fonciers et autres inégalités sociales. Le renforcement de l’agriculture urbaine peut améliorer la sécurité alimentaire et hydrique des villes.

Nouvelles pratiques agricoles : Les pratiques naturelles de production – telles l’agroécologie et les combinaisons d’espèces végétales – ont le potentiel de renforcer la résilience, avec des co-bénéfices. Elles peuvent contribuer à la biodiversité, à la durabilité de l’agriculture, à la sécurité alimentaire, à la nutrition, à la santé et au bien-être ; elles favorisent la productivité à long terme et les services écosystémiques, tels que la santé des sols et la protection contre les maladies et les températures extrêmes. L’amélioration des cultivars, l’agroforesterie, la diversification des exploitations et des paysages, l’agriculture urbaine, la lutte antiparasitaire et l’efficience de la pollinisation sont autant de voies pour réduire les impacts du changement climatique sur la production agricole. La diversification peut contribuer à enrayer la dégradation des terres et à améliorer leur adaptation aux extrêmes climatiques ou à la variabilité des conditions météorologiques.

Nouvelles semences : Les nouvelles biotechnologies d’amélioration des plantes ont le potentiel d’accroître la résilience des systèmes de production alimentaire. Cependant, ces améliorations se heurtent à des obstacles de nature biophysique et à des variables techniques, agro-écosystémiques, socio-économiques et politiques, limitant l’adoption de cultures résilientes au climat, en particulier pour les petits exploitants.

Produits d’origine aquatiques : Des options d’adaptation existent, pour réduire la vulnérabilité des pêches grâce à l’élimination de la surexploitation et de la pollution marine. La gestion écosystémique et durable des ressources en espèces aquatiques est une option d’adaptation efficace pour réduire les risques alimentaires et nutritionnels, ainsi que la perte de moyens de subsistance. La vulnérabilité des pêcheurs dépendra de leur capacité à se déplacer, à se diversifier et à tirer parti de la technologie.

Usage de l’eau : Le stockage de l’eau et sa gestion à la ferme, la conservation de l’humidité des sols et l’irrigation, offrent des avantages économiques, institutionnels ou écologiques et réduisent la vulnérabilité des populations. Des solutions facilitant les compromis entre l’atténuation et l’adaptation renforceront la résilience et l’équité à long terme des systèmes hydriques. Les stratégies qui s’attaquent aux inégalités sociales et différencient les réponses, en fonction du risque climatique et de la situation locale, améliorent l’accès à l’eau en réduisant l’exposition des systèmes d’approvisionnement et d’assainissement aux inondations et aux phénomènes météorologiques extrêmes, et en réduisant les pertes et le gaspillage alimentaires. L’irrigation à grande échelle peut atténuer ou exacerber les températures extrêmes et modifier les régimes des précipitations locales à régionales.

Piéger le carbone dans les sols et la biomasse : Les mesures de capture et stockage du carbone, ainsi que le boisement ont le plus fort potentiel d’impacts. Une exploitation plus durable des terres, et l’arrêt du défrichement et du brûlage des forêts offrent des possibilités d’amélioration et contribueraient à résoudre les problèmes de changement climatique. Certaines mesures d’élimination du CO2 liées au secteur AFOLU (tels la remise en état des écosystèmes naturels et le piégeage du carbone dans les sols) pourraient s’accompagner d’une amélioration de la biodiversité, de la qualité des sols et de la sécurité alimentaire locale. En particulier, il serait possible de stocker 0,4 % de carbone de plus par an dans les sols, en utilisant davantage les prairies et les champs comme pompe à carbone, et en les cultivant différemment.

Des consommateurs responsables : L’Homme peut se nourrir de manière plus saine, tout en diminuant l’empreinte carbone et hydrique des régimes alimentaires, grâce à de nouveaux aliments. Les régimes équilibrés – riches en aliments d’origine végétale, comme les céréales secondaires, les légumineuses, les fruits et les légumes, sans exclure les aliments d’origine animale produits de façon durable dans des systèmes à faibles émissions de GES – offrent de bonnes possibilités de limitation du changement climatique. Une réduction de la surconsommation et du gaspillage de nourriture aura également un effet positif.

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