Décarboner l’agriculture, un périlleux défi pour l’UE
AFP le 05/02/2024 à 10:05
L'objectif climatique de l'UE pour 2040 mettra sous pression l'agriculture, dernier grand secteur à ne pas avoir entamé sa décarbonation : un défi colossal et politiquement explosif, alors que les normes écologiques alimentent la colère des agriculteurs.
A quelques mois des élections européennes, Bruxelles dévoile mardi ses recommandations d’objectif 2040 de réduction de gaz à effet de serre : difficile de faire l’impasse sur l’agriculture (11 % des émissions européennes). Mais la Commission européenne marche sur des oeufs après des manifestations agricoles fustigeant les critères écologiques jugés complexes et irréalistes de la Politique agricole commune (Pac), et les législations du « Pacte vert », encore inappliquées.
Après le verdissement des transports, de l’énergie, de l’industrie, le « Green Deal » s’est grippé sur les sujets agricoles face à l’âpre opposition du secteur et d’eurodéputés de droite, à l’unisson d’appels de plusieurs dirigeants à « une pause réglementaire ».
Les émissions agricoles – pour deux-tiers issues de l’élevage, le reste venant des engrais azotés – « sont restées quasi-stables depuis 2005 », déplore Ottmar Edenhofer, président du Conseil scientifique consultatif de l’UE sur le climat. « Principalement faute d’incitations financières adéquates : si la Pac impose certains critères agro-écologiques, elle soutient des pratiques à forte intensité d’émissions comme l’élevage », souligne-t-il.
Dans un rapport-bilan mi-janvier, le Conseil consultatif recommande d’en faire un critère de la Pac, de faire payer les émissions dans l’agriculture et l’utilisation des terres « d’ici 2031 », mais aussi d’« encourager » un régime alimentaire moins carné, avec une pression accrue sur l’industrie agroalimentaire.
Dans certains scénarios publiés mi-2023, pour atteindre – 90 % des émissions totales de l’UE en 2040, l’institution envisageait de réduire de moitié la demande d’élevage et jusqu’à 60 % l’usage d’engrais azotés.
« Pièce manquante »
Bruxelles pourrait simplement préconiser mardi des « politiques holistiques » sur l’agroalimentaire, en insistant sur le soutien financier aux agriculteurs et leurs revenus possibles dans la bioénergie et le stockage de CO2, selon un document de travail.
Les implications sont sensibles : aux Pays-Bas, la lutte contre les rejets d’azote et des plans de réduction drastique du cheptel ont provoqué une révolte des agriculteurs et la montée du vote populiste.
« C’est la pièce manquante » des politiques climatiques : pour verdir l’agriculture « dans des conditions politiquement acceptables, il faut que la contrainte porte, non uniquement sur l’agriculteur, mais sur le reste des acteurs de la chaîne agroalimentaire », insiste Pascal Canfin, président (Renew) de la commission Environnement au Parlement européen.
Sinon « tout le surcoût (des bonnes pratiques) serait supporté par l’agriculteur », isolé face aux transformateurs (Nestlé, Danone, Bonduelle…) et distributeurs, analyse-t-il, proposant « un marché du carbone pour l’industrie agroalimentaire ».
Levier jugé « plus efficace » : ces entreprises seraient poussées à financer des changements de pratiques (conditions d’élevage…) à grande échelle pour leurs fournisseurs.
Autre piste : rémunérer les exploitations pour le carbone stocké dans leurs sols (prairies, haies, forêts…). Une législation établissant des normes pour ces « puits de carbone » est en négociation, ouvrant la voie à la commercialisation de crédits CO2 agricoles.
De quoi encourager des techniques vertueuses alors que « surpâturage », labours et dégradation des sols réduisent la capacité d’absorption des terres.
« Fantasme »
Dans une étude d’impact consultée par l’AFP, Bruxelles avance d’ailleurs des cibles nettes fusionnant agriculture et puits de carbone naturels. « Quand la Commission prévoit de compenser avec les forêts les émissions agricoles, c’est malheureusement trop facile, le lien n’est pas direct », s’alarme Michael Sicaud-Clyet, de l’ONG WWF.
Incendies, maladies, insectes… « Avec le changement climatique, on n’est pas sûr que ces forêts vont continuer à croître, à capter autant de carbone. Seule solution sûre : réduire les émissions ». Il s’inquiète également des émissions indirectes des importations agricoles.
Autre débouché rémunérateur : la bioénergie (quitte à capter le CO2 dégagé) pour remplacer les carburants fossiles.
« Un fantasme : personne n’a réussi à générer des « émissions négatives » en brûlant du bois. Les forêts souffrent déjà d’une politique désastreuse, elles n’ont pas besoin d’une incitation supplémentaire à l’exploitation », s’insurge Martin Pigeon, de l’ONG Fern.
Si l’agriculture peine à se décarboner, l’effort devra porter ailleurs. Pas impossible selon le think-tank Strategic Perspectives dont les scénarios pour réduire de 90 % les émissions européennes, axés sur l’électricité, l’industrie, le transport, n’ont pas l’agriculture comme « principal levier », explique son directeur Neil Makaroff. Mais viser – 95 % supposerait « des changements sociétaux » dont une « réduction accrue de la consommation de viande », convient-il.