Sans approvisionnement, la filière viande risque le « sort de la sidérurgie ou de la pêche »
TNC le 14/10/2025 à 15:33
À l’occasion du congrès de Culture viande, les acteurs de la filière ont longuement échangé sur les difficultés d’approvisionnement en viande bovine : un enjeu crucial pour maintenir le maillage d’établissements d’abattage et de découpe dans l’Hexagone.
« Beaucoup d’entreprises françaises sont en condition de survie économique », alerte Yves Fantou, le président de Culture viande à l’occasion du congrès annuel du syndicat des abatteurs et transformateurs.
Marges négatives et baisse de la capacité d’emprunt
La hausse du cours de la viande – et de toutes les charges connexes – pèse plus que jamais sur l’aval. En un an, le cours de la vache P a bondi de 48 %. Dans le même temps, « 132 entreprises d’abattage, découpe ou transformation ont fermé leurs portes. D’après les données de la banque de France, leurs marges sont négatives pour la deuxième année consécutive et leur capacité d’emprunt a baissé de 40 % », résume le président de Culture viande.
Mais au-delà des aspects économiques se pose la question de l’approvisionnement de la filière. Pendant le congrès, nombreux sont les intervenants à parler de changement de paradigme.
Ce qui fait la valeur de nos entreprises, ce sont ses approvisionnements.
« Le cheptel français a perdu 10 % de ses effectifs en cinq ans. » Mécaniquement, cela se traduit par une baisse des abattages, et « un abattoir qui ne tourne que trois ou quatre jours par semaine, ça n’est pas rentable », tranche Yves Fantou. L’enjeu n’est pas seulement d’avoir de la viande sur les étals, mais également dans les entreprises d’abattage pour maintenir un tissu industriel. « Ce qui fait la valeur de nos entreprises, ce sont ses approvisionnements. Lorsqu’une boutique ferme, les fournisseurs sont les premiers repris. »
La sécurisation de fournisseurs devient un axe stratégique pour les abatteurs. « On voit des contrats naître, ou parfois la mise en place de cahiers des charges qui sécurisent plus ou moins l’approvisionnement », note Jan Peter Van Ferneij, économiste à l’Ifip. D’autres tentent des démarches plus cavalières, se rapprochant de l’intégration ou du portage de capitaux. En Espagne, « des entreprises s’engagent sur l’amont pour sécuriser l’approvisionnement, parfois de manière assez contrainte ». En d’autres termes : rares sont les opérateurs à pouvoir se permettre de perdre des éleveurs.
En Allemagne, le marché s’adapte également. « Sur la filière porcine, un gros abatteur s’est retiré du marché, et il y a des pourparlers sur le segment de la viande bovine. » L’Europe tout entière s’adapte à cette contraction du marché.
D’autant que la décapitalisation bovine est un cercle vicieux. Sur l’estrade, Pierre Bouillerce, directeur des achats chez Buffalo Grill, confie avoir renoncé à l’approvisionnement 100 % français après le covid. « On a fait le choix de passer sur des bavettes d’origine européenne, 3 à 4 € moins chères. Nous n’avons pas vu d’impact sur la consommation, et ça nous permet d’être encore là malgré les vagues de covid et la hausse des prix du bœuf. »
Mais pour Emmanuel Bernard, éleveur et président de la section viande d’Interbev, « ce changement sur l’origine des viandes a peut-être sauvé l’entreprise, mais c’est aussi ce qui réduit le nombre d’élevages chez nous ».
Revoir la formation des prix au sein de la filière
Vincent Chatelier, économiste à l’Inrae insiste : cette crise est une opportunité pour la filière. « Quand j’entends dire de la filière elle-même « la viande bovine est trop chère »… pense-t-on vraiment que ceux qui vendent des nems ou des téléphones portables se demandent si leur produit est trop cher ? Ils valent ce qu’ils valent. Il ne faut pas baisser le prix de la viande, mais changer de paradigme sur la manière de vendre », insiste l’économiste.
Les éleveurs demandent des signaux forts à la filière
D’autant que la filière française n’est pas sans ressources. L’export de vif chez les pays frontaliers offre un réservoir pour la consommation et les abattoirs français, et la contractualisation ou encore les aides à l’installation doivent aider au maintien de la production. « La passion nous a fait résister. Nous sommes dans un moment crucial, avec des perspectives, mais l’on n’y arrivera pas tout seuls. Il faut des signaux des gens de la filière, et notamment des abatteurs et des transformateurs pour rassurer les éleveurs », insiste Emmanuel Bernard.
Thierry Benoît, député à l’origine du rapport parlementaire sur l’état des lieux des abattoirs en France abonde en ce sens. « Nous avons de grandes cylindrées dans le secteur de la viande, comme Bigard pour le privé, ou la Cooperl parmi les coopératives. Nous avons la chance d’avoir des capitaines d’industries, et il faut faire en sorte de maintenir ces outils. Et pour cela, la première des recommandations, c’est de soutenir le secteur de l’élevage. » À tel point que le maintien du cheptel conditionne tout entier l’avenir des filières viandes bovines. « S’il n’y a pas de prises de décisions rapides pour les redynamiser… il ne faudrait pas qu’on connaisse le même sort que la sidérurgie ou la pêche », résume Ludovic Paccard, directeur de la Sicarev.