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Marchés mondiaux

Le pays des vaches sacrées est aussi un acteur clé du marché de la viande bovine


TNC le 27/06/2024 à 05:00
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Plus de la moitié du cheptel indien de bovinés est composé de zébus, dont les abattages sont interdits dans plusieurs États pour des raisons religieuses. Ce sont surtout les bufflons qui sont abattus. (© Dinesh, AdobeStock)

Avec une production et des exportations en hausse malgré la pression des interdits religieux sur l’abattage, forte d’une compétitivité imbattable, l’Inde est un poids lourd du marché de la viande bovine. Mais malgré un accord de libre-échange en cours de négociation, ses exports sont encore loin de pouvoir accéder au marché européen.

En ce mois de juin, les résultats des élections législatives en Inde et des élections européennes laissent penser que les négociations vont reprendre et s’accélérer pour la mise d’un accord de libre-échange entre les deux zones. Quel impact possible pour les filières animales ? D’ailleurs, quel est le poids de l’Inde sur le marché de la viande bovine ?

« Production en hausse mais potentiel sous-exploité ». Voilà comment l’économiste Baptiste Buczinski (Institut de l’Élevage) résumait la situation lors d’une journée consacrée aux marchés mondiaux du lait et de la viande, le 10 juin.

L’Inde est un géant de l’élevage bovin : premier cheptel mondial de bovinés (308 millions de têtes), plus gros pays producteur de lait au monde (20 à 25 % de la production mondiale), cinquième producteur de viande bovine (7 à 8 % de la production), troisième exportateur de viande bovine avec 13,5 % des exports.

Plus de la moitié du cheptel bovin indien est composé de zébus (54 %), viennent ensuite les buffles (32 %) puis les croisements entre zébus et races importées d’Europe, Holstein et Jersiaises notamment.

La production de viande bovine augmente, « moins que sur la première moitié des années 2000, mais de 1 à 3 % ces dernières années », et a atteint un record de 4,5 Mtéc en 2023. Une croissance soutenue par la demande en lait : les fermes ne sont pas spécialisées en production de viande, qui est plutôt « un sous-produit du lait ».

Le plus gros du cheptel se trouve dans des exploitations de moins de 0,5 ha, où deux bovins en moyenne fournissent lait, fumier et force de traction. Les fermes privées de plus de cent têtes se développent, « mais ça reste réduit malgré l’implantation de groupes industriels laitiers dans le pays ».

Une forte pression sur la filière d’abattage

La production de viande bovine grimpe donc, malgré une réglementation qui limite les abattages de certains animaux dans certains États indiens, et qui se durcit depuis l’accession au pouvoir des traditionnalistes hindouistes du Bharatiya Janata Party, en 2014.

En 2023, les abattages de zébus femelles étaient ainsi interdits dans l’immense majorité du pays, et les violences perpétrées par les milices de protection des vaches sacrées se multiplient envers les abatteurs et les personnes qui collectent les animaux, souvent de confession musulmane.

En Inde, une partie des zébus femelles finissent leur vie dans des « Gaushalas », sorte de « maisons de retraite pour vaches » privées ou publiques et souvent associées à un temple hindouiste.

A contrario, le gouvernement fédéral et celui de plusieurs États multiplient les politiques de soutien à l’élevage, précise l’Idele.

La viande bovine consommée en Inde représente à peine plus d’1 kg par habitant et par an. Mais une grande partie de la population, hindouiste, n’en consomme pas. (© Idele)

Deux tiers de cette production de viande vont à la consommation domestique, surtout pour les populations musulmanes et chrétiennes, « avec une filière assez hétérogène, très peu structurée, fragmentée, avec pas mal d’abattages non officiels et non contrôlés » et une hygiène limitée.

Le tiers restant – 1,48 Mtéc en 2023 soit une hausse de 7 % en un an – part à l’export. C’est surtout du carabeef : de la viande de buffles mâles et femelles, désossée et congelée. Cette filière export est plus structurée, dynamique et moderne que la filière domestique.

Elle est portée par trois abatteurs historiques qui cumulent 65 % des parts de marchés à l‘export, et qui « ont élevé les standards de production et ouvert des marchés ». L’Uttar Pradesh, premier État producteur, concentre le plus d’abattoirs agréés à l’export et se pose comme « centre névralgique des expéditions de viande bovine indienne ».

« L’atout principal de la viande bovine indienne à l’export, c’est son prix »

Pour autant, l’Inde exporte moins de viande bovine qu’il y a dix ans. Ses expéditions de carabeef avaient dépassé les 1,9 Mtéc en 2014.

L’Inde a exporté 1,48 Mtéc de carabeef en 2023, une hausse de 8 % par rapport à 2022 mais une baisse de 23 % par rapport à 2014. (© Idele)

Numéro un des exports, elle exportait alors massivement vers le marché chinois, en passant officiellement par le Vietnam. L’essor des contrôles chinois à la frontière a depuis limité l’approvisionnement de ce « marché gris ».

Depuis 2020 et un creux lié au Covid, les expéditions reprennent vers le Vietnam (250 000 téc en 2023, soit + 36 %/2022) et vers d’autres destinations comme la Malaisie, l’Égypte, l’Irak et l’Indonésie, « qui sont à la fois proches, en recherche de viande très compétitive », et « globalement peu regardants sur la qualité ».

Car les prix de la viande bovine indienne défient toute concurrence. En moyenne sur 2023, la viande désossée congelée, qui constitue la majorité des exports du pays, coûtait 2,87 US$/kg, soit 2,66 €/kg. « C’est 1,4 fois moins cher que la viande brésilienne, qui n’est déjà pas la viande la plus chère du monde, et plus de 2,5 fois moins cher que celle des États-Unis ! », chiffre Baptiste Buczinski

À moins de 3 dollars américain le kilo, la viande bovine indienne désossée congelée est imbattable sur le marché mondial. (© Idele)

D’où vient cet atout concurrentiel ? D’abord, « les coûts de production sont limités par rapport à des exploitations spécialisées en production de viande ».

Ensuite, l’écart réglementaire est immense avec les autres exportateurs, notamment l’UE : pas de traçabilité avant l’abattage, une réglementation « bien-être animal » très peu contrôlée et très peu contraignante, des politiques sanitaires et phytosanitaires limitées. 44 % des substances actives des phytos utilisés en Inde sont interdites dans l’UE.

Les coûts de congélation et de transport sont en revanche élevés. « Les infrastructures routières sont limitées. Et il y a entre 1 000 et 1 800 km entre certains lieux d’abattage comme l’Uttar Pradesh et le port principal d’exportation, à Mumbai ! »

Vers une hausse de la production et des exportations ?

L’USDA s’attend à une hausse de la production et des exports de viande bovine indienne en 2024, « sauf épisode (sanitaire ou climatique) catastrophique », avec une demande et une compétitivité en prix « qui devraient assurer aux viandes indiennes une place de choix sur les marchés émergents ».

A plus long terme, la FAO et de l’OCDE estiment que la consommation indienne augmenterait de 8 %  d’ici à 2031, la production de 7 % et les exports de 7 %.

« Le potentiel reste sous-exploité, on a un réservoir de production et d’abattages très important dans le pays, note l’économiste. Si on abattait tous les bovins éligibles à l’abattage, on pourrait quasiment doubler la production de viande bovine indienne ! »

Passé de 4 % en 1995 à 13 % en 2023, le taux de prélèvement (nombre d’animaux abattus/cheptel total) reste encore loin des niveaux du Brésil et de l’UE, à respectivement 21 % et 30 %.

Si les grands États producteurs de viande bovine et l’organisme fédéral en charge des exportations continuent d’encourager les abattages et les exports, ce potentiel de croissance reste entravé par les interdits religieux et par le renouvellement du mandat du premier ministre Modi.

Les aléas climatiques pourraient limiter ce potentiel : « La demande totale en eau devrait dépasser l’approvisionnement renouvelable dans presque tous les États indiens à partir de 2030, donc si on veut produire plus de lait, plus de viande, plus d’agriculture et qu’on a moins d’eau, il y a un problème dans l’équation… », avertit Baptiste Buczinski.

« Encore beaucoup de boulot » pour toucher le marché de l’UE

Mais alors, quid de l’accord de libre-échange en cours de négociation ? Avant de voir déferler de la viande bovine sur le marché européen, « il faut déjà conclure l’accord, et puis il y a de nombreuses limites en termes de statut sanitaire, de traçabilité totale et de qualité des produits finaux ».

En bref, « il reste encore beaucoup de boulot aux exportateurs pour essayer de toucher les marchés européens, avec aussi des investissements qui auraient des effets sur le niveau de compétitivité de la viande bovine indienne ».

Et puis l’Inde ne semble de toute façon pas spécialement viser l’Europe. Même si « des groupes aimeraient exporter de la viande bovine vers l’UE, ne serait-ce que pour l’image des produits indiens, pour pouvoir mieux les valoriser sur les autres marchés », l’expert ne s’attend pas à voir surgir des filières d’export dédiées, en tout cas à court ou moyen terme.

Il rappelle aussi que l’Inde a déjà mis en place des accord régionaux de libre-échange ou des accords limités (Asie, Mercosur, Australie), mais qu’elle reste un pays protectionniste qui impose aux économies puissantes « beaucoup de concessions, avec en retour peu d’ouverture, ce qui donne des accords peu équilibrés ».