Hémorragie des abattoirs : pourquoi en sommes-nous arrivés là ?


TNC le 29/05/2025 à 07:22
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Difficile pour les industriels de combiner standardisation des process, et prise en compte individuelle de l'animal. (© Christophe Fouquin | AdobeStock)

Après la seconde guerre mondiale s’est mis en place un maillage d’abattoirs municipaux, dont la France est encore héritière. Des structures alliant proximité, et standardisation de l’abattage. Mais entre baisse des cheptels et impératifs moraux, la carte des lieux d’abattage tend à se redessiner au profit de la spécialisation des structures

Intrusions, vidéos chocs… Régulièrement, les abattoirs défrayent la chronique. Pour la plupart des consommateurs, ces lieux sont des boîtes noires, et les rares images qui en sortent sont peu valorisantes… Pourtant, l’abattage suscite les passions : il est à la croisée des chemins entre impératifs moraux — voire religieux — et productivité. « Tout l’enjeu d’aujourd’hui, c’est de réussir à faire coïncider le bien-être animal, qui suppose une approche individualisée, et des processus standardisés pensés dans une logique industrielle », résume Félix Jourdan, docteur en sociologie à l’occasion d’un webinaire de l’UMR Innovation.

Une longue histoire de standardisation de l’abattage

Au fil des siècles, la France a totalement repensé le processus d’abattage. Dans les abattoirs de la Villette ou de Vaugirard, qui alimentaient la capitale en viande, les ouvriers travaillaient l’animal dans sa globalité. Les lieux étaient divisés en échaudoirs : une série de petits locaux où le bétail était abattu puis transformé. « Dans ces échaudoirs, on travaillait de manière individualisée », résume Félix Jourdan. Mais les techniques de l’époque restaient assez « rudimentaires », voire brutales.

Au début du XXe siècle, l’image des abattoirs de la Villette s’est dégradée. « Les échaudoirs vont être considérés aux antipodes de la modernité ». Les établissements allemands sont pris pour modèle, avec « de vastes salles communes, permettant d’appliquer des procédés mécaniques et de faire intervenir la machinerie moderne ainsi que la surveillance sanitaire ».

Les abattoirs de Chicago en modèle

Mais plus encore que l’Allemagne, ce sont les États-Unis qui ont vraiment révolutionné le processus d’abattage. Alors qu’en France, les échaudoirs étaient toujours d’actualité, les abattoirs de Chicago mettaient en place les premières chaînes d’abattage dès 1860. Une configuration qui permettait de redoubler de productivité. « On y retrouve une préfiguration de l’abattage industriel d’aujourd’hui, avec une segmentation des tâches, et la mise en place d’un rail en pente douce qui facilite le transport des carcasses », explique Félix Jourdan.

Il se dit même qu’Henry Ford, le célèbre fabriquant automobile, se serait inspiré des abattoirs de Chicago pour mettre en place ses chaînes de production.

Dans ces structures, en toute fin du XIXe siècle, pas moins de 4 000 bœufs pouvaient être abattus par jour. « En France, même aujourd’hui, on en est loin ».

Ces exemples vont contribuer à moderniser la profession, et pacifier la tuerie. Les techniques de mises à mort se veulent plus « douces ». Pour les gros bovins, l’usage du pistolet d’abattage va progressivement s’imposer. « Une association britannique va sillonner les abattoirs d’Europe pour en faire la promotion ». Il devient obligatoire sur les abattoirs de Lyon en 1930. En 1964, l’étourdissement deviendra obligatoire avant la saignée.

De l’abattoir municipal, à l’entreprise privée

Si la France s’inspire de l’organisation du travail américaine, elle ne laissera pas tomber le maillage d’abattoirs de proximité. Le réseau dont nous disposons actuellement est un héritage d’après guerre.​​​​​​ « De 1948 à 1965, on observe une municipalisation des abattoirs, avec une volonté d’améliorer les capacités de productions et de fournir de bonnes conditions d’hygiène ».

Ces abattoirs municipaux vont peu à peu être délégués à des acteurs privés. « En 1980, plus de 60 % du tonnage était issu des abattoirs publics. En 2009, on est à moins de 10 % », poursuit le sociologue. Les années 90 marquent la fragilisation des abattoirs : « on observe un phénomène de concentration des volumes par quelques grands groupes privés ».

Évaluer la perte de conscience animale

Dans le même temps, le bien-être animal gagne de la place dans l’esprit des Français. « L’industrie suppose de standardiser. Comment parvenir à concilier les impératifs de production et le bien-être animal ? »

Un virage, opéré dans les années 2000 avec le règlement européen 1099/2009, demande que la perte de conscience de l’animal soit la plus rapide possible. « La nouveauté, c’est l’obligation d’évaluer l’efficacité des mesures sur la base d’indicateurs de conscience, construits par l’Efsa, ou encore l’Anses », note le sociologue.

Une réglementation qui challenge la filière sur des questions délicates, notamment celle de l’abattage rituel. « En conventionnel, vous étourdissiez, vous savez — à moins qu’il y ait une erreur de manipulation — que l’animal va être étourdi immédiatement », témoigne un directeur d’abattoir cité dans les travaux. Sans étourdissement, le contrôle de l’état de conscience des animaux est complexe « c’est quelque chose qui, des fois, est assez subjectif ».

Chaîne spécialisée ou abattoir multi-espèces ?

Au-delà du mode d’abattage, la spécialisation des abattoirs aide également à pacification de la tuerie. Car la physiologie animale met parfois au défi la standardisation des processus en abattoirs multi-espèces. « Quand vous avez un veau de 80 kg et qu’on vous demande en même temps de passer un bovin d’une tonne trois dans le même appareil de contention, c’est compliqué », remarque un équipementier.

Dans ce contexte, les grandes chaînes d’abattages spécialisées apparaissent favorisées, au détriment de structures parfois plus petites, ne disposant pas des volumes nécessaires pour avoir des chaînes dédiées. Les abattoirs polyvalents bénéficient toutefois d’un ancrage régional plus fort que les structures mono-espèces : autant de paradoxes qui rendent la question de l’abattage complexe, alors que les volumes abattus dans l’Hexagone sont à la baisse, et que les établissements d’abattages fonctionnent avec de faibles marges.