L’arrivée massive de sucre ukrainien en UE cristallise les inquiétudes
TNC le 11/01/2024 à 05:00
Le sucre ukrainien arrive en grande quantité sur le marché de l’Union européenne depuis mi-2022, et le phénomène devrait s’amplifier sur la campagne 2023/24. Les acteurs du secteur craignent que ces volumes pèsent sur les prix, aussi réclament-ils une réglementation des imports.
La hausse des importations de sucre ukrainien sur le marché communautaire inquiète la filière sucrière européenne.
Mi-2022, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’UE a de fait levé tous les droits de douane et les quotas d’importations de produits agricoles ukrainiens, pour soutenir l’activité économique du pays.
« C’est un soutien à Kiyv et une parade interne pour éviter que les consommateurs européens manquent de sucre (le déficit en sucre de l’UE s’établit entre deux et trois millions de tonnes, NDLR). Cela permet de ne pas totalement dépendre du fournisseur brésilien », notent à cet égard Sébastien Abis et Thierry Pouch dans leur récent ouvrage Géopolitique du sucre.
Alors que l’Ukraine était depuis quelques campagnes soumise à un quota d’importations de sucre d’environ 20 000 t annuelles vers l’UE, le flux a alors pris de l’ampleur.
Beaucoup d’ampleur : pour la campagne d’exportations allant d’octobre 2022 à septembre 2023, le pays a expédié 406 800 t de sucre blanc sur le marché européen, contre une moyenne d’environ 21 700 t sur les trois campagnes précédant la guerre, devenant le second plus gros fournisseur du marché communautaire en sucre derrière le Brésil (802 200 t de sucre brut de canne brésilien importées en UE en 2022/23).
Selon les données de la Commission européenne, c’est la Roumanie qui a absorbé la plus forte part de sucre blanc ukrainien en 2022/23 : 130 200 t (contre une moyenne triennale de 11 000 t avant-guerre). Elle est suivie par la Pologne (47 200 t, contre 5 300 t en moyenne) et l’Italie (45 300 t, contre 2 200 t en 2018/19).
La France a de son côté importé pour la première fois du sucre ukrainien en 2022/23 : 3 520 t, ce qui représente 8 % de ses imports totaux de sucre blanc sur cette campagne.
700 000 voire 800 000 t de sucre ukrainien sur le marché européen en 2023/24 ?
« L’UE est en train de devenir le principal marché de destination du sucre ukrainien », écrivait en mai dernier le département américain de l’agriculture (USDA), car la guerre a bouleversé les voies d’export du pays, l’empêchant notamment d’expédier son sucre vers l’Asie.
Selon l’USDA, alors que 17 % du sucre ukrainien exporté sur la campagne 2020/21 est parti vers l’UE, cette part est passée à 74 % sur 2021/22. Elle a dépassé 95 % sur 2022/23.
Le cabinet UkrAgroConsult évalue à 506 000 t le volume de sucre exporté par l’Ukraine sur l’année civile 2023, pour une valeur de 390 millions de dollars. L’année précédente, les 181 000 t de sucre exportées par le pays avaient généré 139 millions de dollars.
Sauf restrictions de l’UE, la forte hausse des exportations de sucre ukrainien vers le marché européen risque de continuer dans les mois qui viennent.
D’après les chiffres de la Commission, la campagne 2023/24 a commencé sur les chapeaux de roues : en octobre, l’UE a déjà importé 56 100 t de sucre blanc ukrainien. Les analystes locaux chiffrent à 650 000 t le volume importé sur toute la campagne, quand côté français on avance le chiffre de 700 000 t voire 800 000 t.
Et encore plus en 2024/25. Car l’Ukraine se met à produire de la betterave en grande quantité pour profiter d’un marché européen du sucre porteur au niveau des prix mais déprimé sur le plan industriel », lit-on dans Géopolitique du sucre.
Face à des cultures céréalières et oléagineuses de moins en moins rentables, surtout depuis que la fin du corridor sécurisé en mer Noire enchérit leurs coûts logistiques, les agriculteurs ukrainiens se tournent de plus en plus vers la betterave sucrière.
Il y a quelques semaines, Nazar Mykhailovyn, président du syndicat des producteurs de sucre ukrainiens, indiquait à nos confrères de Reuters que la superficie ensemencée à l’échelle nationale avait atteint 250 000 ha en 2023 contre 186 000 ha en 2022, et pourrait encore augmenter de 300 000 ha en 2023.
« Soit un contingent, soit l’exportation de ce sucre vers les pays-tiers »
Ces perspectives font craindre à la filière européenne une déstabilisation du marché et une baisse des prix, si bien qu’industriels et agriculteurs réclament des mesures.
« On demande une gestion plus dynamique de ces importations de sucre ukrainien, soit avec un contingent, soit via l’exportation de ce sucre vers les pays tiers », expliquait fin novembre la CGB, qui appelait aussi à une maîtrise des surfaces à l’échelle européenne.
Dans un communiqué du 13 décembre, la Confédération des betteraviers européens (Cibe) insistait sur « l’impact significatif » des flux d’importations ukrainiens sur les betteraviers et les sucreries dans de nombreux États membres « et pas seulement sur ceux qui sont voisins de l’Ukraine », et demandait à la Commission européenne et au Conseil « d’agir et de décider ».
« Scandalisés par le double standard de la Commission », ils soulignent d’un côté l’interdiction de substances actives comme les néonicotinoïdes au sein de l’UE, et de l’autre « les importations massives de sucre provenant de betteraves ukrainiennes, pour lesquelles l’utilisation de ces substances actives est autorisée »
Le sujet des importations ukrainiennes fait des remous au sein de la Commission. Alors que la libéralisation totale des échanges agricoles avec l’Ukraine, censée se terminer en juin 2024, pourrait être prolongée jusque 2025, la Commission a déclaré qu’elle n’envisageait pas de mettre en place de nouvelles restrictions commerciales.
Tandis que le commissaire à l’agriculture Janusz Wojciechowski vient de réitérer à la radio polonaise ses exigences : il appelle l’UE à mettre en place « des instruments de sauvegarde (clauses de protection, restrictions quantitatives) pour réagir si les importations ukrainiennes (de sucre, notamment) sont trop élevées et perturbent le marché ».
Quels prix du sucre pour les mois qui viennent ? Ils restaient fin 2023 élevés sur le marché mondial comme sur le marché communautaire, au plus haut depuis plus d’une décennie.

Début décembre, la CGB expliquait s’attendre à des prix européens entre 800 et 950 €/t pour la campagne 2023/24. « La dernière valeur robuste reste celle du sucre livré en octobre, à 841 €/t sortie sucrerie française, note-elle dans sa dernière note consacrée au marché du sucre. Le spot reste un peu au-dessus des 800 €/t selon (la firme de courtage) S & P, tiré à la baisse par les importations ukrainiennes… »