Les métamorphoses de la vigne par les mains de l’homme
Marc-André SELOSSE et Patrick OLLIVIER, membres de l’Académie d’Agriculture de France le 22/12/2025 à 10:00
La vigne a été domestiquée par l’homme, qui l’a modifiée. Le vin que nous buvons est la conséquence de cette métamorphose. Appartenant à la famille des Vitacées (où le genre Vitis comprend une soixantaine d’espèces), la vigne d’origine existe dans la nature, de l’Atlantique au Caucase, et autour du bassin méditerranéen, entre 43° et 49° de latitude nord. Le chemin qui a conduit aux plus de 9 000 cépages actuels, a commencé entre la mer Noire et l’Iran (peut-être en Géorgie) entre le VIIe et le Ve millénaire avant notre ère ; on sait peu de chose, du processus, mais comme la vigne sauvage existe toujours, on peut en reconstituer les métamorphoses. La plus époustouflante est écologique.
De la vigne sauvage à la vigne cultivée
La vigne sauvage (Vitis vinifera variété sylvestris ou lambrusque) est une liane grimpant aux arbres (d’où son nom de sylvestris) dans les forêts riveraines des cours d’eau, ou sur sols profonds. Quand le facteur limitant est la faible lumière, elle le contourne en grimpant jusqu’à la canopée ; en milieux secs, les racines, qui supportent donc de faibles teneurs en oxygène, peuvent aller chercher l’eau très en profondeur (Photo 1). La domestication a métamorphosé la plante : alors que la vigne sauvage comprend des pieds mâles (les fleurs produisent le pollen) et femelles (les fleurs portent un pistil récepteur et des ovules qui se transforment en graine, puis en fruit), la vigne domestiquée est hermaphrodite ; aussi, chacune de ses fleurs portant ovules et pollen, un seul pied donne des fruits. La vigne sauvage produit des petits fruits noirs à petits pépins, épars
sur la rafle. La vigne domestiquée produit de très nombreux fruits de plus grosse taille, densément serrés, à gros pépins (qui font la joie des archéologues pour distinguer la forme domestiquée) ; leur pruine , plus développée, réfléchit la lumière et assure une meilleure protection ; la floraison et la fructification sont plus synchrones, favorisant la récolte de grappes mûres au même moment (Photo 2).


Vignes sauvages et cultivées diffèrent par d’autres traits : par exemple, la vigne sauvage a des feuilles plus petites, fortement dentées mais moins lobées. Elle fleurit plus tôt, et ceci explique sa persistance, en petites populations (10 à 200 pieds, génétiquement peu ou pas hybridés à la vigne cultivée) en raison de périodes de floraison et de zones occupées différentes (cultures versus forêts). La vigne cultivée disperse peu son pollen, puisqu’elle n’a pas été sélectionnée sur ce trait. La vigne cultivée a vécu une métamorphose géographique, sa culture s’étant rapidement échappée de sa zone de domestication initiale : passée en Égypte au -IVe millénaire, elle a colonisé le bassin méditerranéen, propagée par les Phéniciens et les Grecs, et est arrivée à Marseille et en Corse au -VIIe siècle. Le vin était une monnaie d’échange contre des produits fabriqués localement. Aux premiers temps de l’Empire romain, seuls les citoyens romains avaient le droit de la cultiver (par exemple dans la Narbonnaise), et comme leurs vins commençaient à être appréciés à Rome, ils devinrent recherchés partout dans l’Empire. La demande se développant, l’empereur Probus autorisa la viticulture à tous (IIIe siècle) ; ceci répandit la vigne en Europe, jusqu’aux climats humides de l’Atlantique et du Val de Loire, ou aux frimas de Bourgogne et d’Allemagne.
Diversification et sélection de la vigne
Au long de ces cheminements, des cépages2 divers sont apparus, adaptés aux conditions locales, et isolés de ceux dont ils provenaient ; ainsi s’esquissa la carte des cépages de l’Ancien Monde. Aujourd’hui, la vigne ,comprend quatre grandes lignées :
- les cépages de table et de cuve du Caucase, de la Méditerranée et de la péninsule Ibérique, issus de l’extension historique vers l’ouest.
- les cépages de cuve d’Europe occidentale issus d’une première extension à partir de la Méditerranée.
- les cépages de cuve d’Europe centrale et des Balkans, issus de l’extension vers le nord.
- les cépages de table d’Orient et du Maghreb, parmi lesquels la conquête arabe a fait disparaître les cépages
de cuve.
La couleur des baies : un signe de diversité est la couleur des baies, différente de celle des fruits noirs de la vigne sauvage ; la métamorphose des couleurs s’est sans doute produite tôt dans la domestication. La couleur des baies est due à des anthocyanes, pigments s’accumulant surtout dans la peau ; leur synthèse implique trois gènes (VvMybA1, VvMybA2 et VvMybA3) situés sur un même chromosome, qui codent les enzymes fabriquant les produits successifs qui aboutissent aux anthocyanes. Les cépages rouges (pinot noir, cabernet sauvignon) ont au moins une copie intacte de ces trois gènes, et fabriquent les anthocyanes. En revanche, les cépages blancs (chardonnay, savagnin) ont deux copies de VvMybA1 rendues inactives par l’insertion d’une séquence d’ADN (le transposon) : comme il manque un maillon dans la chaîne de synthèse du pigment, la couleur disparaît. Parfois, le transposon peut se retirer d’une copie : cela restaure une synthèse de couleur, comme chez le gewurztraminer ou le chardonnay rose. Les arômes : au niveau organoleptique, la vigne cultivée a également subi des métamorphoses aromatiques, puisque son génome est riche en gènes impliqués dans la fabrication des tannins, des flavonoïdes et de stilbènes (tel le resvératrol), ainsi que de terpènes qui sont des composants majeurs de l’arôme. Parmi les terpènes, certains font la particularité de cépages sélectionnés dès l’Antiquité : les muscats, riches en terpènes aromatiques comme le citronellol, le géraniol et le linalool.
La vigne, entre sexe et bouturage
Durant sa domestication, la vigne a aussi subi une métamorphose de sa reproduction. La reproduction sexuée : la vigne sauvage se propage surtout par les pépins, qui en germant donnent des plantes « de franc-pied » (par opposition aux pieds greffés) ; chaque graine comporte un génome unique, issu de la combinaison du pollen et de l’ovule, également uniques. La graine à l’origine d’un cépage a toujours été un hybride entre deux autres cépages ; c’est ainsi que le cabernet et le sauvignon sont les parents du cabernet sauvignon ; ou que le gouais et le pinot noir ont enfanté, dans des croisements indépendants, le gamay, le chardonnay, l’auxerrois, le romorantin, et plus d’une dizaine d’autres cépages. La reproduction par bouturage : on a cultivé la vigne par bouturage, initialement en enterrant un rameau pour lui faire prendre racine avant de le séparer du plant-mère, devenu trop vieux ; on appelait ce rajeunissement un provignage. Cette méthode est remplacée par un greffage en pépinières. Provignage ou greffage multipliant le même individu, c’est cette homogénéité génétique qui fonde la notion de cépage, ensemble de pieds génétiquement proches. Avec le temps, des mutations peuvent cependant apparaître, et une diversité régionale s’accumule, avec lenteur, portant sur quelques traits : dérivés du pinot noir, le pinot meunier a des feuilles poilues ; tandis que le pinot gris a perdu sa couleur foncée. Avantages du bouturage : une reproduction sans sexe permet de garder les combinaisons favorables qui se sont regroupées dans un individu ; ainsi, les individus les plus intéressants pour la fabrication du vin ou pour la table ont été conservés après leur apparition par hasard. On peut même conserver des agencements très particuliers, que les graines ne préserveraient pas ; c’est l’origine du pinot gris : à partir d’un pinot noir dont toutes les couches du méristème avaient la capacité de synthétiser des anthocyanes, la seconde couche a subi une mutation abolissant ce trait, donnant une couleur moins intense que celle du pinot noir ! Inconvénient du bouturage : le grand inconvénient est que les individus sont tous semblables, sauf apparition lente de mutations. Ces cépages sont alors démunis face à l’apparition ou à l’évolution de pathogènes, comme le phylloxéra, le mildiou ou l’oïdium, venus d’Amérique au XIXe siècle. L’homme doit donc protéger la vigne lorsque de nouvelles menaces s’accumulent, comme l’évolution des pathogènes qui, eux, ont gardé une reproduction sexuée. Alors que la vigne ne représente que 3,7 % de la surface agricole française, elle consomme 20 % des pesticides, dont 80 % de fongicides.
La taille, retouche de la forme
Un trait majeur de la vigne cultivée est sa forme buissonnante et peu lianescente, largement déterminée par la taille. C’est une manipulation profonde de la physiologie de la plante, qui vise d’abord à empêcher la vigne d’accumuler de trop nombreuses tiges qu’elle nourrirait aux dépens des fleurs et des raisins, et permet à la plante de consacrer plus de ressources aux fruits. On peut aussi, en éliminant certaines grappes après la floraison (c’est la « vendange en vert »), limiter en quantité les fruits formés et choisir leur répartition sur la plante, pour qu’ils concentrent davantage ce que le cep leur donne. On peut aussi moduler leur exposition au soleil pour éviter les pathogènes ou le dessèchement si l’éclairement est fort. La combinaison de la taille et des supports (tuteurs, fils, pergolas) vise une forme facilitant la récolte, et améliore l’exposition des feuilles à la lumière, pour fabriquer les sucres. Habituellement, les bourgeons les plus en hauteur prennent le pas sur ceux situés au-dessous, assurant une croissance prioritaire vers le haut et limitant le buissonnement par le bas. Mais lorsqu’on ramène plusieurs bourgeons au même niveau – par la taille ou sur un support – tous se développent en tiges d’importance identique : la plante gagne un port plus trapu et organisé en un rideau captant la lumière solaire, sans développement excessif en hauteur. La métamorphose de la vigne domestiquée est donc l’effet d’une sélection génétique, mais aussi d’interventions qui modifient forme et physiologie pour l’adaptation au site et aux fruits souhaités.
La greffe, chimérisation de la plante
Le sauvetage face au phylloxéra : venu d’Amérique du Nord, cet insecte parasite (il attaque les racines de la vigne, mais moins ses feuilles) détruisit les 3/4 des vignes françaises fin XIXe -début XXe. Sur son continent d’origine, plusieurs espèces de Vitis (V. labrusca, V. riparia, V. rupestri) avaient co-évolué et étaient devenues résistantes à l’infection racinaire, quoiqu’un peu sensibles des feuilles, à l’inverse de V. vinifera. Une première solution fut une hybridation entre cépages traditionnels et des Vitis nord-américains ; cependant, les vins issus de ces croisements (noah, clinton, isabelle et autres maréchal Foch), malgré des nez agréables et fruités, péchaient par leurs notes de « renard en rut », et par la production, dans certaines fermentations, de méthanol toxique. De 1927 à 1975, ces cépages hybrides devinrent interdits en France. L’autre solution fut le greffage de cépages européens sur des porte-greffes issus d’hybrides ou directement de Vitis nord-américains, donc résistants aux attaques racinaires. Vite généralisé en France et dans le monde, ce greffage a permis – sans attendre le brassage génétique de la reproduction sexuée et une longue sélection – de combiner les atouts des vignes européennes (qualités aromatiques et résistance des feuilles au phylloxéra) à la résistance racinaire américaine. Encore une nouvelle métamorphose de la vigne !
Le point de greffe (entre greffon et porte-greffe) constitue une zone de faiblesse : il vieillit mal, et la mauvaise connexion des vaisseaux conducteurs de sève réduit la production. Le point de greffe est aussi une porte d’entrée des pathogènes : ainsi, le greffage facilite l’esca de la vigne, maladie du bois liée à plusieurs champignons. Ceci impose le remplacement de nombreux ceps bien avant l’âge (souvent séculaire, voire multiséculaire) auquel le provignage des vignes de franc pied le rendait nécessaire.
Les métamorphoses par la maturation du raisin
Les métamorphoses par la maturation du raisin Avant la vinification, une forme de métamorphose se manifeste dans des maturations au-delà de la maturité physiologique. Des modes de récolte concentrent ou modifient le goût des raisins, par reconcentration du sucre. C’est le cas des vendanges tardives dans les régions à arrière-saison froide et sèche, où le raisin se dessèche lentement ; et, dans les régions à brumes automnales, de la pourriture noble (Botrytis cinerea) qui apporte ses propres arômes. Dans les régions où il gèle, la glace à l’extérieur du fruit permet cette reconcentration et prépare les vins de glace vinifiés après les premières gelées. Dans les régions à neige, où les raisins ne gèlent pas, ni ne se dessèchent (Massif central ou Jura, par exemple), la récolte peut être suivie d’un séchage sur de la paille : cette reconcentration prépare les vins de paille.
Quelles pistes pour l’avenir ?
Phénomène relativement récent, le verrouillage des cépages est imposé à la fois par la demande des
consommateurs (souvent liée à un nom de cépage) et par les règles des AOC (appellation d’origine contrôlée) et AOP (appellation d’origine protégée) qui limitent les utilisations locales. Mais ce verrouillage bloque des cépages qui seraient adaptés à tel ou tel terroir. Or le changement climatique malmène nos cépages, en particulier parce que leur maturité aromatique (la maturité tannique) et leur maturité sucrée (le rapport entre sucres et acides) ne coïncident plus dans le temps : un climat plus chaud avance la date de la seconde maturité. Aussi faudra-t-il reprendre la sélection à partir de graines pour protéger le goût d’un cépage dans une région… Sous l’intervention de l’homme, la vigne a toujours évolué. Maintenant, les réglementations la figent dans un état apparu tardivement : alors qu’existent plus de 9 000 cépages dans le monde, 70 % de l’encépagement mondial est représenté par 30 cépages. En France, où sont inscrits au Catalogue plus de 200 cépages, 80 % de l’encépagement est représenté par 10 ? d’entre eux ! Or l’évolution du climat, le besoin de variétés mieux adaptées aux pathogènes, le souhait de moins de traitements pesticides, exigent de nouveaux cépages. Ce n’est pas en mettant sous cloche l’état actuel qu’on assurera le futur de la vigne, mais au contraire en lui permettant d’évoluer encore. Par la reproduction sexuée, l’INRA a produit de nouvelles variétés comme le marselan (croisement entre cabernet sauvignon et grenache noir, en 1961) ; et de nombreux pays, même européens, sélectionnent des variétés résistantes aux pathogènes américains, telles le solaris et l’hibernal allemands. Le croisement sur plusieurs générations entre un cépage hybride et des cépages européens permet de réduire au moins de moitié les quantités nécessaires en fongicides. C’est le cas des Resdur (pour « résistance durable »), ces cépages issus de la recherche de l’Inrae inscrits au Catalogue national officiel des variétés de vigne (4 en 2018, puis 5 en 2021). De nouveaux plaisirs œnologiques pourraient venir de cépages nouveaux, éventuellement plantés de franc pied. Il existe aussi des conditions où le phylloxéra s’installe mal (sol engorgé en hiver, ou sol sableux ou graveleux écrasant les insectes lorsqu’ils tentent d’y rentrer). Ainsi persistent des vignes dites préphylloxériques, ayant survécu à la crise du phylloxéra, telles les collections du domaine de Vassal (Hérault), sur sable, qui ne sont pas greffées. A-t-on assez exploré leurs potentialités ? Un autre axe est la redécouverte des cépages régionaux, oubliés après la crise phylloxérique parce que leur culture était délicate, mais aussi parce que le greffage favorisa la diffusion de quelques cépages majeurs. Négligés et devenus rares, ils constituent cependant un réservoir de diversité. Bien vinifiables grâce aux techniques modernes, ils pourraient être les parents de vignes de demain.
Ce qu’il faut retenir :
Ne figeons pas la vigne : oui, la vigne doit continuer ses métamorphoses, dans la compagnie de
l’homme… comme elle a déjà vécu des millénaires de métamorphoses à nos côtés.
Que ce serait-il passé si, fiers d’avoir bâti les cathédrales gothiques, on avait arrêté d’innover en
architecture ? Adieu, Versailles et la tour Eiffel !

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