Les forêts et les hommes : quelles coévolutions ?


Yves BIROT, membre de l'Académie d'Agriculture de France le 10/12/2025 à 10:02

Pour comprendre les forêts de la France d’aujourd’hui, leur composition en espèces, leur répartition et leur structure, il faut remonter bien longtemps en arrière, au moins jusqu’aux dernières glaciations. Quelle a été la dynamique naturelle des forêts ? Le développement des sociétés humaines a-t-il influé sur elles ? Quelle est l’histoire de cette coévolution entre la nature et les hommes ?

Des glaciations à nos jours : quelles évolutions de la végétation ?

À la fin du Tertiaire, le climat de la France était beaucoup plus chaud et humide qu’aujourd’hui, et permettait la coexistence d’espèces forestières tempérées actuelles et d’autres plus thermophiles aujourd’hui disparues. C’est ainsi que l’on a identifié dans les argiles de la forêt de la Londe (près de Rouen), datées de cette époque, du pollen d’espèces tempérées (pin sylvestre, aulne, noisetier, bouleau, chêne) et d’espèces thermophiles (cyprès, séquoia, taxodium, liquidambar). On trouve de nos jours de tels exemples de forêts mixtes dans le sud de la Chine ou le sud-est des États-Unis. Puis, au Quaternaire, l’Europe a connu six grandes glaciations dont les quatre dernières (nommées Günz, Mindel, Riss et Würm) ont été plus importantes. Au cours des trois millions d’années de cette ère, les calottes glaciaires polaires et les glaciers de montagne ont avancé (aux périodes glaciaires) et reculé (durant les périodes interglaciaires) de plusieurs centaines et même milliers de kilomètres. À l’apogée de l’extension glaciaire au Würm (il y a 20 000 ans), tout le nord de la France était recouvert par les glaces, les neiges éternelles se trouvaient dès 700 mètres d’altitude sur le versant lorrain des Vosges et 1100 mètres dans les Alpes (Fig. 1). Au Würm (il y a 15 000 ans) la végétation principale était composée de toundra sur presque tout le territoire français, avec seulement quelques bouleaux ou saules nains. Le repli de la flore européenne vers le sud a été en partie bloqué par des barrières naturelles orientées est ouest et difficilement franchissables : Alpes et Pyrénées, ainsi que la Méditerranée. Des extinctions d’espèces sont donc survenues, ce qui explique la pauvreté relative de la flore forestière européenne comparativement au continent nord-américain. Le pourtour méditerranéen, au climat plus clément, a pu servir de refuge à nos essences actuelles, à partir duquel leur reconquête vers le nord se serait opérée.

La reconquête post-glaciaire par la forêt : par quelles routes et à quelle vitesse ?

Un bon exemple de la compréhension de cette reconquête est relatif aux chênes à feuilles caduques, qui occupent des surfaces considérables en Europe. Elle a pu être reconstituée à travers deux grands types d’approche. La première est celle de la palynologie, c’est-à-dire l’étude des pollens fossiles d’espèces que l’on peut trouver dans des tourbières ou dans des sédiments et dater, soit en les rattachant à la stratigraphie, soit à partir du carbone 14 (Fig. 2 page 2). La seconde est celle de la génétique des populations, avec l’analyse des variations génétiques des molécules d’ADN du chloroplaste (organite présent dans le cytoplasme des cellules végétales impliqué dans la photosynthèse). Chez les chênes, le chloroplaste est hérité uniquement de l’arbre mère portant le gland. Dans le jeune semis issu du gland, l’ADN chloroplastique provient donc seulement de Figure 1 : Extension glaciaire Würm (trait pointillé). Reproduction autorisée sous réserve d’en citer la provenance cet arbre. On peut observer chez les plantes une variabilité de cette molécule d’ADN, résultant souvent de mutations (variants). Le chêne, comme la plupart des plantes, ne se disperse que par graine ; toutefois, le gland est lourd et ne va pas très loin, à moins d’être transporté par les oiseaux, les cours d’eau… La répartition
géographique actuelle des différents variants de l’ADN chloroplastique peut donc témoigner des voies de migration empruntées par l’espèce. En combinant les résultats de ces deux approches menées sur l’ensemble de l’aire naturelle des chênes depuis les régions méditerranéennes jusqu’à la Scandinavie et l’Oural, on a pu dégager les conclusions suivantes :

  • À la fin du dernier âge glaciaire (-13 000 ans), les chênes étaient cantonnés dans trois zones géographiques refuges : les Balkans, la botte italienne, et la péninsule ibérique.
  • À l’âge – 6 000 ans, ils couvrent pratiquement leur aire actuelle ; la vitesse de migration a donc été élevée malgré la maturité tardive des chênes (temps long entre deux générations).
  • En regroupant les variants de l’ADN du chloroplaste selon leur similarité, on a pu distinguer 6 lignées (de A à F, Fig. 3) et observer que les variants d’une même lignée sont géographiquement proches. On voit ainsi que les différentes lignées occupent des aires allant du sud au nord de l’Europe, certaines étant exclusivement cantonnées à l’ouest (B) et d’autres confinées à l’est (E). À partir de la péninsule ibérique,
    deux lignées ont pris la route du nord ; l’une d’elles a franchi les Pyrénées (B), l’autre pas (D).

Des études similaires ont été conduites sur d’autres espèces forestières et montrent aussi que leur répartition
géographique actuelle et leur diversité sont le reflet de ces processus d’écologie du mouvement agissant sur
des millénaires. Ainsi, on note une recolonisation des terres par différentes essences :

  • En plaine (à partir de – 10 000 avant notre ère) : bouleau, saule, pin sylvestre, noisetier, orme, chêne, tilleul, érable, frêne, aulne, hêtre.
  • En montagne (à partir de – 2 500) : sapin, épicéa, mélèze.

Le développement des sociétés humaines : quelles conséquences pour les forêts ?

Les forêts européennes d’aujourd’hui ont été profondément marquées par les activités humaines. Quelle a été l’histoire de nos sociétés au cours des 15 000 dernières années et en parallèle celle de la forêt ? Si les populations de chasseurs ont pu utiliser le feu pour contrôler la végétation, leur faiblesse démographique fait que leur impact a été limité. Ainsi, sur le territoire de la France d’aujourd’hui, la forêt atteint son apogée en
surface (estimée à 50 millions d’ha) autour de – 6 000 ans avant notre ère (Fig. 4). Au Néolithique (- 5000 ans avant J.C.), la révolution provoquée par la maîtrise des outils et le début de l’agriculture, accompagnée par une spectaculaire croissance démographique, entraîne des défrichements massifs. Ils seront poursuivis par les occupants romains et leurs descendants. Les grandes invasions barbares vers le Ve siècle, se traduiront par une régression démographique et une reprise de l’expansion forestière. Elle sera de courte durée, car au Moyen-Âge les défrichements sont très intenses, notamment sous l’impulsion des ordres monastiques. Au cours de la même période, la population augmente. Le pouvoir royal, conscient de la nécessité d’enrayer la dégradation de la couverture forestière qui entraîne des pénuries de bois de feu, crée avec Philippe le Bel en 1291, le Corps des Maîtres des Eaux et Forêts. La fin du Moyen-Âge connaît une grave crise démographique liée notamment à des épidémies (peste noire de 1348) et à la Guerre de Cent Ans. Corrélativement, la régression de la forêt est stoppée et un début d’expansion est même observé. Mais une vigoureuse reprise de la démographie entraîne à nouveau une forte contraction des surfaces forestières. Pour la contrer (le bois est un matériau stratégique pour la marine), Louis XIV décide la Grande Réformation des Forêts du Royaume, puis l’ordonnance dite de Colbert est promulguée (1669). En dépit des efforts politiques de protection des forêts et de recherche de moyens d’une gestion réellement durable, le recul de la forêt va se poursuivre sous l’effet de la démographie croissante conduisant à une occupation agricole et pastorale maximale de l’espace rural. Au cours de la même période, le développement urbain exige des volumes de bois de feu croissants et l’activité préindustrielle avec les verreries et les forges est grosse consommatrice de bois. On observe une forte dégradation des forêts gérées en taillis liée à leur surexploitation. La Révolution française et les guerres napoléoniennes se traduiront par une pause démographique et un minimum forestier. La création de l’École Nationale des Eaux et Forêts en 1824 et la promulgation du Code Forestier en 1827, vont constituer des tournants majeurs en faveur de la gestion forestière. Le début du dépeuplement des campagnes au milieu du XIXe siècle, lié à la Révolution Industrielle et au progrès agricole, va signer le départ d’une reconquête forestière qui n’a pas cessé jusqu’à aujourd’hui.

Le Second Empire est l’âge d’or des grands travaux d’équipement, d’aménagement du territoire, et de développent industriel. C’est vrai aussi pour le secteur forestier avec l’assainissement et le reboisement de la Sologne, la fixation des dunes aquitaines, le drainage des Landes et leur reboisement sur des surfaces considérables, la Restauration des Terrains en Montagne (RTM, voir fiche 02.04.Q05). Cette politique est poursuivie jusqu’à la Première Guerre mondiale. Cette dernière provoquera une hécatombe humaine, et une exploitation intense de la forêt, qui fut aussi observée au cours de la Seconde Guerre mondiale. La création en 1946 du Fonds Forestier National (FFN) sera le fondement d’une politique massive de reboisement, avec deux millions d’hectares plantés (principalement en essences résineuses, très utilisées dans la construction, pour lesquelles la France est déficitaire). Malgré l’arrêt du FFN en 2002, la surface forestière continue à augmenter d’environ 80 000 hectares annuellement par colonisation végétale naturelle des terres délaissées par l’agriculture (ce processus a commencé à partir des années 1950). À la suite d’une longue histoire de 18 000 ans, la forêt française compte aujourd’hui plus de 17 millions d’hectares. Elle est très variée, reflétant la diversité écologique du territoire et d’incessantes interactions entre la Nature et l’Homme.

La gestion du passé se reflète-t-elle dans la structure et la composition actuelles des forêts ?

Si les processus naturels de recolonisation forestière ont joué sur la diversité des espèces et des populations,
et si les surfaces forestières ont subi de fortes contractions avant de connaître aujourd’hui une expansion, les
forêts, au cours des deux derniers millénaires, ont aussi fait l’objet d’interventions humaines visant à améliorer la production des biens et services recherchés. Avec le temps, la sylviculture pratiquée s’est affinée, mais ses effets sont encore perceptibles aujourd’hui, notamment sur la composition en espèces des forêts et la structure des peuplements. Les exemples en sont nombreux. Les Grecs sont à l’origine de la dissémination très ancienne dans le bassin méditerranéen du cyprès. Le châtaignier, originaire des zones siliceuses du littoral méditerranéen et de la Corse, « arbre à tout faire » (bois, tanins, fruit) a été répandu dans toute la France (Bretagne, Bassin Parisien, Ardèche, Limousin, Périgord, etc.). Son aire de répartition correspond d’ailleurs aux limites de l’ancien empire romain. Le pin pignon a été tellement disséminé dans le Bassin Méditerranéen pour sa graine comestible que son aire d’origine n’est pas clairement identifiée. Des essences locales ont été plantées pour leur qualité, comme le chêne à Tronçais pour le bois de marine sous Colbert, ou encore le pin maritime dans les Landes au début du XIXe siècle, et plus tard le pin sylvestre ou l’épicéa en plaine. Les plantations ont fait appel aussi à des essences non autochtones, comme le pin noir d’Autriche dans les reboisements RTM mentionnés ci-dessus et choisi pour sa rusticité, ou le robinier pour la durabilité de son bois (il occupe 130 000 ha). Le douglas, originaire de la côte ouest des États-Unis, espèce reine des reboisements pour son adaptabilité, sa vigueur et la qualité de son bois, occupe aujourd’hui plus de 400 000 ha, principalement dans le Massif Central. De nombreux peuplements forestiers témoignent encore par leur structure du régime sylvicole (cf. fiche 02.08.Q02) d’autrefois. Les taillis simples sont de ceux- là (Fig. 5). Jadis destinés principalement à la production de bois de feu ou d’énergie pour les verreries et les forges, ils couvrent encore aujourd’hui 15% de la surface forestière française. On les trouve principalement en région méditerranéenne (Corse, PACA, Languedoc-Roussillon) et en Poitou- Charentes. Les mélanges taillis-futaie sont hérités des taillis-sous futaie, qui combinent production de bois de feu par le taillis en sous-étage, et production de bois d’œuvre par les arbres de haute tige. Ils sont plus abondants dans les forêts françaises (Midi-Pyrénées, Bourgogne, Poitou- Charentes) que dans la plupart des autres forêts européennes. Ils représentent plus de 25% du total des peuplements de production français. Le bois énergie ou le bois de trituration peuvent constituer des débouchés pour ce type de peuplement, mais une sylviculture plus valorisante est aujourd’hui recherchée là où c’est possible en conversion en futaie régulière ou irrégulière.

Ce qu’il faut retenir :

  • La physionomie de la forêt d’aujourd’hui a été profondément influencée par les dernières glaciations.
  • La recolonisation forestière post-glaciaire est mieux comprise grâce aux progrès de la biologie évolutive.
  • Le développement démographique considérable au cours des 6 000 dernières années s’est traduit, dans
    un premier temps, par une régression très importante de la forêt.
  • La forêt française connait une phase d’expansion depuis 150 ans au cours desquels elle a presque doublé
    de surface.
  • La forêt actuelle est marquée par son passé sylvicole à la fois dans sa composition en espèces et dans la
    structure de ses peuplements.