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Académie d'Agriculture de France

L’agriculture en environnement contrôlé (AEC) : un nouveau paradigme agricole


Alain BONJEAN, membre de l'Académie d'Agriculture de France le 22/12/2023 à 17:14
AAF

(©Académie d'agriculture de France)

L'agriculture en environnement contrôlé ou AEC (Controlled Environment Agriculture ou CEA) est une réponse de l'humanité contemporaine confrontée aux impacts environnementaux de la croissance démographique, et simultanément au dérèglement climatique. Imaginées suite à l'urbanisation galopante des terres émergées, ses exploitations constituent un nouveau modèle de production durable, issu de l'hybridation de technologies innovantes préexistantes ; ce modèle, qui coexiste désormais avec l'agriculture traditionnelle, progresse vite en termes de courbe d'expérience.

En 1955, la population mondiale était de 2,7 milliards d’individus. Depuis 2022, 8 milliards d’humains peuplent la planète et, selon l’ONU, nous pourrions être 9,7 milliards en 2050. Ceci pose un challenge complexe en matière de sécurité alimentaire, de sûreté alimentaire, de débouchés industriels et d’accélération possible de la dégradation de la biosphère. L’AEC, industrialisée dans quelques régions du globe depuis les années 2010, commence à jouer un rôle important en réponse à ces craintes ; cependant, elle ne doit pas être considérée comme une solution unique et universelle.

Définition

L’agriculture en environnement contrôlé (ou AEC) est un système de production continu, conduit en enceinte close (donc en absence absolue de lumière solaire) dont tous les paramètres essentiels à l’optimisation d’une culture – support température, pression, atmosphère, éclairage par LED (codes électroluminescentes, solutions nutritives, irrigation, etc. – sont perpétuellement ajustés. L’AEC, qui n’est pas réservée aux serres, peut être mise en place sur les terres émergées, sous terre ou en mer ; elle peut aussi être déployée dans l’espace (voir plus loin).

Origines lointaines

Depuis les origines de l’agriculture, certaines civilisations ont rêvé d’affranchir leurs productions végétales du sol (jardins suspendus babyloniens, cultures sur graviers des Han et des Song, chinanpas aztèques, etc.), ce qui constitua les fondements de l’AEC.
Entre les XVe et XIXe siècles, une lente maturation des connaissances intervint, surtout en Chine et en Europe, pour déboucher vers 1900 sur l’acquisition de savoirs concernant la nutrition des plantes, ainsi que leurs interactions avec le sol, l’eau et l’air : chimie organique, biologie de la reproduction des formes végétales, rôle crucial de la lumière dans les mécanismes de la photosynthèse et des cycles circadiens, relations plantes-oxygène-gaz carbonique, rôle nutritif des sels minéraux dissous dans l’eau, premières serres du XVIIe siècle, etc. Sans ces connaissances acquises pas à pas, l’AEC n’aurait pu voir le jour.


En 1907, le botaniste russe V.M. Artsikhovsky – précurseur dans le domaine des voyages dans l’espace – publia l’article « On air plant » dans xperimental Agronomy, et étudia pour la première fois des cultures de plantes à racines nues (aéroponie) en vue de futurs voyages spatiaux. Dans les années qui suivirent, d’autres chercheurs, réfléchissant à une alternative terrestre à l’agriculture au champ, développèrent des travaux pour tenter de produire des végétaux hors-sol. Les premiers qui réussirent, dans les années 1920, furent les Américains D.R. Hoagland et W.F. Gericke ; ce dernier introduisit en horticulture les termes hors-sol (soiless) et hydroponie (hydroponic), qui est une culture hors-sol sur une eau enrichie en éléments nutritifs. G. Truffaut et P. Hampe firent ensuite de premiers essais de cette technique en France avant 1939, mais la période de guerre puis d’occupation en obéra le développement commercial.


Ce n’est qu’entre 1943 et 1945 que les États Unis développèrent de significatives fermes de cultures hydroponiques sur lits de gravier, dans de petites îles du Pacifique. Dès la défaite du Japon, la technique y fut implantée pour alimenter en légumes frais les soldats américains, la plus importante ferme étant créée dès 1945 près de Tokyo, sur 22 hectares. L’armée anglaise installa à la suite des fermes hydroponiques du même type. Des premières fermes hydroponiques commerciales apparurent à la fin de la Seconde Guerre mondiale, dont une majeure partie sous serres, aux États-Unis, en Europe, en Israël et en Union soviétique.

L’AEC, une méta-innovation issus d’hybridations successives

Durant les années de guerre froide (1945 à 1990), deux courants majeurs apportèrent leurs contributions à l’émergence de l’AEC : – les complexes militaro-spatio-industriels des États-Unis et de l’Union soviétique3: – des laboratoires universitaires du monde entier, supports de la production agricole.
Dès la période 1949 et 1951, les États-Unis inclurent dans les programmes de la NASA des cultures hydroponiques en espaces complétement clos, dits phytotrons. Ces espaces, contrôlés par des systèmes informatiques du California Institute of Technology et de General Electric, visaient à implanter des bases militaires dans les régions polaires et à préparer, à long terme, des voyages dans l’espace. Simultanément, les Soviétiques établirent une première station hydroponique en Arménie en vue d’exploration spatiale. Ces deux nations, et d’autres occidentales, utilisèrent aussi leurs sous-marins pour tester la validité d’enceintes hermétiques de culture sous atmosphères contrôlées.
Entre 1960 et 1992, les universités de nombreux pays se lancèrent dans une série de technologies innovantes auxiliaires :

  • Danemark, 1960 : laine de roche, premier support neutre ; 1962 : invention de l’éclairage par LED rouge ;
  • Angleterre, 1970 : mise au point du système NFT, pour Nutrient Film Tecnique ;
  • États-Unis et Mexique, fin des années 1970 : aquaponie ;
  • Israël, 1985, perfectionnement de l’aéroponie par le système Vortex ;
  • France, années 1980 : optimisation des solutions nutritives ;
  • Japon, 1992 : premier éclairage par LED bleue.

À la fin des années 1990, l’écologie étant devenue un sujet de préoccupation important, ce double courant technologique se télescopa avec une réflexion sociétale portée par D. Despommier de l’université Columbia de New York, résumée dans son livre The vertical Farm : Feeding the World in the 21st Century. L’hybridation de ces trois courants déboucha, dans la décennie 1990, sur diverses expérimentations de tailles et d’économies variées aux États-Unis, au Japon et dans quelques autres pays dont des Européens : serres sophistiquées, fermes urbaines, fermes verticales, fermes souterraines. L’AEC apparut comme le système le plus abouti, combinant : – des enceintes de production fermées (hors-soleil) avec des éclairages 100 % LED, – et un contrôle électronique total des flux nutritifs et de l’atmosphère, permettant de cultiver toute l’année de manière artificielle des plantes disposées en couches horizontales ou en panneaux verticaux.


Divers constats montrèrent une robustesse suffisante pour qu’à partir de 2011, des AEC industrielles voient le jour :

  • En 2011, aux États-Unis, la société privée AeroFarms monta à Newark (New Jersey) une ferme d’intérieur sur 6 500 m2, avec l’appui de l’université de Cornell, puis nombre d’autres unités d’AEC se sont établies en Amérique du Nord.
  • Au Japon, la première ferme verticale de démonstration fut mise en oeuvre la même année par le Dr. Kozai de l’université de Chiba. Le tremblement de terre de Fukushima de 2011, qui entraîna la pollution radioactive de vastes terres agricoles nippones, conduisit le gouvernement japonais à lancer la construction rapide de 106 PFAL (Plant Factory with Artificial Lighting) semi-publiques.
  • Depuis, les unités d’AEC n’ont cessé de se multiplier et de se perfectionner, en particulier en Amérique du Nord, en Asie de l’Est, et au Proche et Moyen-Orient.

Désaisonnaliser la production agricole, l’optimiser et la diversifier

À de rares exceptions près, situées dans la zone intertropicale, l’agriculture au champ permet une seule récolte par an et par parcelle de terrain. Confrontée aux aléas climatiques et aux stress biotiques, elle est loin, même en utilisant irrigation, engrais et panoplie phytosanitaire, d’exprimer 100 % du potentiel génétique des cultivars utilisés. La productivité de ce type de culture ne cesse donc de fluctuer d’une année sur l’autre. L’horticulture conduite dans les serres les plus sophistiquées de notre époque ne s’affranchit pas totalement de la lumière naturelle et d’interventions humaines intérieures, et couvre des surfaces importantes de terres agricoles.


À l’inverse, pour la production de jeunes pousses ou de plantes à cycle court, la production sous LED permet de réaliser plusieurs cycles par an, sans qu’ils soient exposés aux variations saisonnières ; ceci s’avère très avantageux dans un contexte de changement climatique où les aléas météorologiques violents sont de plus en plus fréquents.
En sélection, la maîtrise des flux lumineux, appliqués à différents stades de croissance du végétal, permet d’en contrôler certaines phases : enracinement, allongement de la durée de floraison, multiplication du nombre de fleurs, etc.


Chez les plantes annuelles à cycle long, l’AEC peut aussi accroître le volume de production agricole par unité de surface et par an, avoisinant le potentiel génétique des variétés semées. Après des millénaires de famines, le vieux rêve de l’humanité paysanne de désaisonnaliser l’agriculture est ainsi atteint !


De plus, la maîtrise des séquences de flux lumineux, des températures, de l’hygrométrie et d’autres facteurs permet de récolter les plantes à un stade toujours optimal. On produit ainsi des tomates ou des carottes à meilleure valeur gustative et haute teneur en antioxydants, des plantes aromatiques à teneur renforcée en huile essentielle, des laitues à durée de vie commerciale accrue, etc.
Combinée à des outils de sélection classique ou nouveaux (comme l’édition de gènes), l’AEC permet aussi de créer de nouvelles architectures de plantes et de démultiplier les profils biochimiques convenant à de multiples usages (ingrédients alimentaires et autres, cosmétiques, pharmacie, chimie fine, etc.).

Contribuer à des gains environnementaux

Face au dérèglement climatique et au risque de raréfaction de l’eau potable, l’AEC est par essence une agriculture durable. Sa mise en oeuvre ne nécessite pas de déforester ou de capturer des terres agricoles : elle peut être appliquée dans une friche urbaine, sous terre, voire sous la mer et déjà dans l’espace. Selon les types d’exploitations, elle évite l’évaporation et permet de recycler 85 % à 95 % de l’eau utilisée. N’utilisant pas de produits phytosanitaires, elle ne rejette pas de résidus toxiques dans l’environnement. Les déchets de ses productions végétales sont généralement moindres que ceux produits au champ, et sont valorisables par les agriculteurs dans une logique d’économie circulaire.

Établir de nouveaux rapports entre producteurs et consommateurs

Lorsqu’elle reste liée à l’agriculteur, l’AEC améliore ses revenus et les mensualise en complément des filières existantes aux champs qui ne lui procurent qu’un résultat annuel. Elle contribue à montrer aux consommateurs que son travail est effectué dans une logique durable, respectueuse de l’environnement, et de lui fournir des produits frais et sains en circuits courts. Ceci permet d’économiser les coûts énergétiques de transport, de limiter les émissions de gaz carbonique atmosphérique et de réduire le gaspillage de nourriture.
L’AEC commençant à être industrialisée aux États-Unis et dans certains pays d’Eurasie, si l’on évite son hyper-robotisation, elle restera créatrice de nouveaux emplois.

Quel avenir ?

Si certaines critiques ou craintes ont pu être opposées à l’AEC (manque de nature, coût énergétique de l’éclairage artificiel et du contrôle de l’atmosphère) – rappelant ce qui se passa avec la pomme de terre de Parmentier, au XVIIIe siècle – son emploi répond à l’objectif contemporain de ne pas exploiter de nouvelles terres et à ses enjeux environnementaux, tout en offrant des revenus décents aux agriculteurs et des produits alimentaires et autres, sains et bien tracés, tels que les consommateurs les exigent de plus en plus.

Combinée avec l’agrivoltaïsme, l’intelligence artificielle et d’autres outils nouveaux, l’AEC ne va pas manquer d’être perfectionnée. Elle dispose probablement d’un formidable potentiel de croissance, notamment dans les zones arides menacées par le réchauffement actuel et le manque d’eau, ou sur celles qui sont les plus anthropisées.

Académie d’Agriculture de France (academie-agriculture.fr)

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