Gouvernance des systèmes alimentaires


Jean-Louis RASTOIN, membre de l’Académie d’Agriculture de France le 23/10/2025 à 10:00

La gouvernance des systèmes alimentaires est par essence multi-acteurs, puisqu'elle concerne l'agrofourniture, l'agriculture, les industries agroalimentaires, les canaux de commercialisation et les consommateurs. Or, ces acteurs, nombreux et hétérogènes, se caractérisent par des pouvoirs de négociation très asymétriques. Il en résulte une domination par des firmes multinationales, dont la puissance est d'autant plus grande que les États sont faibles. Pour contribuer à une alimentation durable, il est nécessaire de concevoir et de mettre en place des systèmes alimentaires innovants à gouvernance territoriale articulés avec le niveau national et international. Il y a là un chantier prioritaire et urgent pour assurer une sécurité alimentaire mondiale dans un contexte porteur de crises de grande ampleur.

Selon la théorie des ressources en sciences de gestion, plusieurs leviers sont disponibles pour relever les défis de grande ampleur d’une alimentation durable : la nature (ressources naturelles), les compétences (ressources humaines), la science et la technologie (les savoirs).
Cependant, l’existence de ressources ne suffit pas à atteindre un objectif : ces ressources doivent être mobilisées, ce qui suppose une organisation et un pouvoir, c’est-à-dire une gouvernance dotée d’une volonté stratégique et de capacités d’action. On retrouve ici la notion de « capabilités » imaginée par Amartya Sen, prix Nobel d’économie 1998, précisément à partir d’un exemple concernant l’alimentation.
La gouvernance des systèmes alimentaires va relever autant des acteurs publics que privés, et concerner différentes échelles de gouvernance dans l’espace géographique.

Les acteurs système alimentaire

Le système alimentaire se caractérise par son extrême complexité associant des acteurs de nature et de taille très différentes. L’information et les signaux émis par ces acteurs sont d’une importance cruciale pour l’orientation et le fonctionnement du système. En raison de son caractère vital et stratégique, le système alimentaire fait l’objet de multiples pressions et d’une régulation mixte privée (par le marché) et publique (par la réglementation).

Aujourd’hui, 5 pouvoirs, s’exercent au sein des systèmes alimentaires avec, en France :

1 – L’État, qui gouverne par les normes économiques (fiscalité, taux d’intérêt), sociales (salaire minimum, aide alimentaire, lutte contre le gaspillage, solidarité), techniques (sûreté sanitaire des aliments, contraintes environnementales) et commerciales (signes officiels de qualité). L’État oriente la
configuration et le fonctionnement du système alimentaire par son administration, ses investissements et son action dans la recherche et la formation.

2 – Les organisations professionnelles patronales de chacun des acteurs de la chaîne de valeur alimentaire :

  • agrofourniture (par exemple l’UIPP, Union des industries de la protection des plantes) ;
  • agriculture (FNSEA Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles ; Confédération paysanne ; Coordination rurale) ;
  • transformation (ANIA, Association Nationale des Industries Agroalimentaires) ;
  • commerce (FCD, Fédération du Commerce et de La Distribution) ;
  • restauration (SNRC, Syndicat National de la Restauration Collective ; SNRTC, Syndicat National de la Restauration Thématique et Commerciale) ;
  • les syndicats de salariés (branches agricoles et alimentaires des grandes centrales CFDT, CFE-CGC,
    CFTC, CGT, FO).

Ce deuxième pouvoir négocie avec les organismes publics les évolutions des dispositifs de réglementation et accompagnement, et les enveloppes budgétaires sectorielles.

3 – Les grandes entreprises, qui dépendent de plus en plus des marchés financiers à travers leur actionnariat lorsqu’elles sont cotées en Bourse. Du fait de leur puissance économique et financière, elles interviennent directement auprès du gouvernement ou de l’UE par des actions de lobbying et des consommateurs par la publicité commerciale.

4 – La société civile, c’est-à-dire :

  • les associations de consommateurs (CLCV, Consommation, Logement et Cadre de Vie, et UFC-Que choisir étant les plus importantes),
  • les ONG se préoccupant de la question alimentaire (Greenpeace, Oxfam, WWF, le collectif Alimenterre),
  • la communauté scientifique, avec son rôle de prescripteur en matière de sécurité alimentaire et nutritionnelle.

Les mouvements associatifs disposent de peu de moyens d’influence, les scientifiques sont parfois écoutés, mais rarement entendus ;

5 – Les médias, qui ne participent pas directement à la gouvernance, mais disposent d’un pouvoir significatif d’influence par la diffusion – en continu et de manière massive – d’informations génériques, de présentations et d’analyses ou de messages publicitaires. Étroitement imbriqués à ce secteur, les lobbies jouent le rôle de source d’informations construites et de communicants directs auprès des 4 autres pouvoirs.

Ces 5 pouvoirs sont à l’évidence asymétriques. Dans le système alimentaire, comme dans la plupart des autres secteurs, le contexte d’une économie de marché – qui reste pilotée principalement par le signal de prix n’incorporant pas les externalités négatives qu’elle génère – la gouvernance est dominée par un acteur hégémonique, la sphère financière. Celle-ci, constituée par les banques d’affaires et les fonds d’investissement spéculatifs, influence les stratégies des grandes entreprises industrielles et commerciales, qui elles-mêmes vont orienter les organisations professionnelles et in fine le gouvernement, créant ainsi de nombreux conflits d’intérêt préjudiciable au plus grand nombre. Les paramètres éthiques et intergénérationnels étant rarement pris en compte, des crises secouent les systèmes alimentaires. Il devient donc indispensable de passer d’une gouvernance financiarisée à une gouvernance partenariale.

Repenser la hiérarchie de la gouvernance spatiale : vers des systèmes alimentaires territorialisés ?

On peut identifier 4 niveaux géographiques, ou échelles de gouvernance interdépendantes, dans le cas du système alimentaire français. Ces structures s’emboîtent selon des niveaux décroissants de proximité avec les individus, du premier échelon (la commune) au plus global (l’arène mondiale). Ainsi, la gouvernance d’une fonction (ici, l’alimentation) va résulter de coopérations et de tensions entre des niveaux décisionnels dotés
d’une certaine autonomie.

1 – À l’échelon international, les organismes intergouvernementaux tels les agences spécialisées des Nations Unies (FAO, OMS, le Codex alimentarius) et l’OMC interviennent dans le domaine alimentaire en proposant des définitions, normes et codes d’usage (Codex alimentarius), des rapports techniques et des programmes d’action (par exemple, le plan d’action 2008-2013 pour la stratégie mondiale de lutte contre les maladies non transmissibles de l’OMS) ou des objectifs tels que « éradiquer la faim dans le monde » qui est le second des objectifs du développement durable (ODD) 2015-2030 de l’ONU. Ces accords internationaux résultent d’un consensus entre de nombreux États, et correspondent donc au plus petit commun dénominateur. Ils ont néanmoins le mérite de constituer des enceintes de dialogue et d’indiquer des orientations partagées.

Petite histoire de la gouvernance alimentaire mondiale

Peu après le choc pétrolier de 1973, s’est tenue à Rome la première conférence mondiale de l’alimentation (1974) qui a débouché sur des mesures fragmentaires relatives à la recherche agronomique, les investissements (FIDA), le suivi des marchés, l’aide alimentaire (PAM) et surtout la création d’un Conseil mondial de l’alimentation (CMA-WFC) doté d’un pouvoir de coordination entre les institutions intergouvernementales chargées de la question alimentaire. Cette initiative a tourné court du fait du faible engagement politique et financier des États, et le CMA a été supprimé en 1994.

Lors de la seconde grave crise alimentaire de 2008, l’ONU a décidé la création d’une High-Level Task Force, réplique du défunt CMA, qui a porté la question de la sécurité alimentaire à un haut niveau politique et fait de nombreuses propositions, sans beaucoup de suites.

En 2011 a été créé un Conseil de la sécurité alimentaire (CSA), élargi par la suite à toutes les parties prenantes du système alimentaire, cependant son rôle n’est que consultatif. Force est de constater qu’au niveau international, les périodes de crise déclenchent des réactions gouvernementales conjoncturelles, alors que l’insécurité alimentaire exigerait des mesures inscrites dans la durée, une simplification institutionnelle et une coopération intergouvernementale renforcée.

En septembre 2021 s’est tenu à New-York le Sommet mondial des systèmes alimentaires qui, bien que controversé, marque un tournant conceptuel (l’alimentation implique, au-delà de l’agriculture de nombreux acteurs interdépendants) et la constitution de coalitions suggérant deux modes de gouvernance potentiels. Le premier s’inscrit dans la continuité du couple marché + technologie artificialisante, le second dans une transition socio-écologique.

2 – L’Union européenne émet des règlements qui constituent la superstructure des législations nationales, tel le règlement général sur l’alimentation n° 178/2002 « instituant l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et fixant des procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires », avec des normes parmi les plus exigeantes au monde. Cependant, les institutions de l’Union européenne traitant de la sécurité alimentaire sont éclatées – aussi bien au sein de la Commission que du Parlement – entre les structures traitant de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la santé (par exemple, au moins 4 commissaires et leurs directions générales sont compétents sur la question alimentaire : DG Agriculture et développement rural, DG Santé et consommateurs, DG Commerce international et DG Concurrence).

3 – L’État-nation demeure la base juridique de la gouvernance des espaces géographiques, les États nouent des accords supranationaux qui influent sur la gouvernance de chaque pays. Le niveau géographique national est celui des États, de leurs institutions et administrations. En France, comme dans la quasi-totalité des pays du monde, l’organisation administrative se fait sur la base de ministères régaliens (justice, intérieur, économie, défense, santé, affaires étrangères) et sectoriels (agriculture, industrie, commerce), chaque ministère ayant ses propres agences opérationnelles. Cette organisation – fragmentée en silos qui constituent autant de citadelles – aboutit à une grande difficulté de définition et
d’application de stratégies publiques fonctionnelles. La situation est particulièrement ubuesque dans le domaine de l’alimentation, qui certes a son ministère, mais est concernée par de nombreux autres (Santé, Économie, Industrie, Commerce, etc.) : lors des États généraux de l’alimentation de 2017, 10 ministères étaient invités !

4 – Le niveau régional. En France, il est constitué par les DRAAF (Directions Régionales de l’Agriculture, de l’Alimentation et de la Forêt) et les services compétents du Conseil Régional. Cette situation se reproduit à l’échelon du département (Conseil départemental) et des grandes villes
(métropoles). On se trouve donc, à tous les échelons, dans une situation de blocage du fait d’une organisation en silos peu propice à une coordination autour de la fonction alimentaire, c’est-à-dire à une bonne gouvernance des systèmes alimentaires.

Du bon usage de la gouvernance

Théoriquement, cette gouvernance pourrait se concevoir à n’importe quel niveau territorial, en fonction de sa problématique : microrégion (en France, on en dénombre plus de 500 en fonction de paramètres agroclimatiques), commune, canton, département, région ou pays. Cependant, le concept de système ne peut s’appliquer qu’à un panier de produits suffisamment varié pour répondre aux besoins nutritionnels et à un ensemble multi-agents puisqu’il est fondé sur des relations verticales (filières) et horizontales (territoires). Enfin, l’ouverture sur l’extérieur de tout système
alimentaire conduit à vérifier que le découpage opéré permet de représenter un système disposant d’un minimum de spécificités, de diversité et d’autonomie. Pour ces raisons, il est difficile de vouloir procéder à une gouvernance à une échelle trop réduite.

En France, la région administrative semble constituer le périmètre minimal. Par exemple, avec la réforme territoriale de 2015, la nouvelle Région Occitanie peut espérer, grâce à un panier de produits bien diversifié, s’approcher de l’autosuffisance alimentaire, sous réserve de sa capacité à concevoir et mettre en œuvre un Système Alimentaire Territorialisé (SAT), ce qui implique une stratégie basée sur les ressources spécifiques des territoires, une organisation et des moyens humains et financiers. En France, la loi « Pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur
agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous », promulguée en 2018 (Egalim 1), s’inscrit dans cette dynamique de changement ; elle est cependant en net retrait par rapport aux propositions des ateliers des États Généraux préparatoires, et fin 2021 son bilan s’avère décevant. La loi Egalim 2 en discussion en 2022 ne semble porteuse que de faibles avancées.

Quelques expériences de gouvernance alimentaire sont à l’œuvre dans de grandes villes (par exemple à Chicago, Montréal, Toronto, Lyon, Montpellier, Rennes) ou dans les régions (par exemple : Cerdagne en Espagne et Occitanie en France). La territorialisation des systèmes alimentaires est encouragée en France par l’État à travers la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt de 2014 et le Programme National pour l’Alimentation (PNA) lancé en 2011, déclinée en régions (PRA) et territoires (PAT), mais avec de faibles moyens. L’Association des Régions de France appuie un tel projet, à travers sa « Déclaration de Rennes » (2014). On peut également mentionner le « Pacte de Milan pour une
politique alimentaire urbaine » signé en 2015 à l’occasion de l’Exposition universelle de Milan « Nourrir la Planète,
énergie pour la vie ».

La stratégie « De la ferme à la fourchette », lancée en 2019 par l’Union européenne, annonce une gouvernance renouvelée du système alimentaire, mais elle peine à s’imposer face à de puissants lobbies.

Changer l’échelle de gouvernance des systèmes alimentaires

Les institutions sont les héritières de l’Histoire et donc le reflet des groupes de pression. À cet égard on observe, dans l’Union européenne comme au niveau mondial :

  • d’une part une dispersion et de fortes inerties,
  • d’autre part, des asymétries en faveur de certaines catégories d’acteurs qui n’ont pas forcément intégré les nouveaux enjeux de société pourtant clairement identifiés par la communauté scientifique et médiatisés à travers le paradigme du développement durable.

Ensuite, les mécanismes d’élaboration des décisions sont devenus en théorie participatifs, mais la puissance des lobbies sectoriels reste proportionnée à leurs capacités financières : il en résulte une sur-représentation des firmes dominantes, et une sous-représentation des acteurs de taille modeste.

L’exercice du droit à l’alimentation – qui constitue le fondement d’une bonne gouvernance de la sécurité alimentaire – suggère plus de transparence et de pertinence dans les systèmes d’information sur les filières et les produits, une large diffusion, par la formation, des connaissances, un rééquilibrage des pouvoirs entre acteurs et une meilleure coordination institutionnelle.

De telles politiques supposent une double dynamique : intégrer dans la gouvernance des systèmes alimentaires de nouvelles valeurs guidées par des considérations éthiques, et renverser les échelles spatiales, de la globalisation vers les territoires.

«  Le réel est étroit, le possible est immense  » écrivait Alphonse de Lamartine. Il en va ainsi en matière de gouvernance des systèmes alimentaires.

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