Comment aborder la gestion des maladies partagées avec la faune sauvage ?
Charlotte DUNOYER, membre de l’Académie d’Agriculture de France le 24/07/2025 à 10:00
Une maladie dans une population sauvage ne se gère pas comme une maladie en élevage. La connaissance des populations sauvages, sur les plans sanitaire et populationnel, est un prérequis pour aborder les enjeux sanitaires liés à l’interface sauvage-domestique. Cette interface doit être à chaque fois caractérisée pour évaluer le risque de transmission inter-espèce. Toute situation sanitaire impliquant faune sauvage et faune domestique doit être considérée au cas par cas : aucune situation ne ressemble vraiment à une autre. En outre, le temps de résolution de telles situations est long (souvent de l’ordre d’une dizaine d’années) et les mesures de lutte peuvent évoluer en fonction des nouvelles connaissances acquises sur le terrain. La gestion adaptative est le maître-mot en la matière. La surveillance est au cœur de la problématique de ces maladies partagées entre faune sauvage et élevages. Elle intervient tout au long du processus de résolution. La mobilisation de spécialistes de terrain est cruciale pour parvenir à récolter les données de surveillance. Beaucoup de recherches sont encore à mobiliser pour étudier les populations sauvages et pour modéliser l’évolution de ces maladies partagées entre animaux sauvages et animaux d’élevage. Science, analyse de risque et gestion sont inséparables pour aborder cette complexité. Comportement des agents pathogènes dans la faune sauvage, chez les animaux domestiques, dans l’environnement, risques de transmission aux humains d’agents zoonotiques, ces composantes prises dans leur ensemble présentent une dimension One Health importante, qui suppose de mobiliser une expertise multidisciplinaire (associant aussi les sciences humaines et sociales aux sciences biologiques), une gestion interministérielle et des dialogues avec et entre les différentes parties prenantes.
Plusieurs exemples de maladies partagées par la faune sauvage et la faune domestique montrent les enjeux spécifiques auxquels les professionnels et les pouvoirs publics doivent faire face.
C’est un enjeu de santé publique – lorsque la maladie est zoonotique et peut conduire à un risque pandémique, comme pour l’influenza aviaire ou les coronavirus – si l’on peine à maîtriser la diffusion de l’agent pathogène en cause.
Et c’est un enjeu de santé animale, avec les conséquences socio-économiques associées, pour différentes maladies que l’on croyait absentes de notre territoire ou en voie d’éradication, mais qui (ré)apparaissent dans la faune sauvage. Les espèces sauvages ont pu devenir des « hôtes de maintien » des agents pathogènes, alors que l’on croyait avoir éradiqué ces maladies.
C’est enfin une complexification des problématiques sanitaires à résoudre car :
- Le caractère multi-hôte de certaines maladies animales requiert de les étudier et de les gérer de manière globale, en incluant toutes les espèces concernées, domestiques et sauvages. Ceci nécessite d’associer les sciences de l’épidémiologie, de la biologie et celles de l’écologie.
- La prise en compte de l’interface domestique-sauvage positionne la problématique au carrefour
de différentes politiques et de sensibilités diverses qu’il faut tenter de faire dialoguer.
Face à ces enjeux, cette fiche expose comment aborder la gestion des maladies partagées avec la
faune sauvage.
Caractériser l’interface faune sauvage-domestique
Passer de l’identification du danger à l’évaluation du risque
Pour bien comprendre l’enjeu sanitaire lié à une population sauvage infectée, il faut rappeler la différence entre l’identification d’un danger et l’évaluation du risque associé à ce danger. La présence d’une maladie dans une population sauvage sur un territoire constitue en soi un danger pour les élevages environnants, si l’agent pathogène est commun aux espèces animales considérées. Mais ce danger ne se manifeste, en termes
de conséquences pour les élevages, que s’il y a contact entre les deux populations animales. C’est ici qu’intervient l’évaluation de risque : quel est le risque que les élevages soient contaminés par l’agent pathogène présent dans la population sauvage ? Si les contacts entre les deux populations sont inexistants ou rares, le risque est quasi nul, et le danger identifié n’aura pas de conséquence sur les élevages ; si les contacts
sont nombreux, le risque est élevé. D’où l’importance de la caractérisation de l’interface entre les deux populations, définie comme l’ensemble de leurs contacts, leur environnement ou leurs produits. L’interface faune sauvage-humains est aussi à caractériser, dès lors que la maladie est transmissible aux humains. Certaines communautés peuvent être plus à risque que d’autres par des contacts fréquents avec la faune sauvage : les chasseurs, les ornithologues, les naturalistes.
Contacts à l’interface, dans l’espace et dans le temps
La caractérisation de la nature et de l’ampleur des contacts entre les deux populations fait une nouvelle fois appel aux disciplines de l’épidémiologie, de la biologie de la faune et de la connaissance des écosystèmes et doit se faire dans l’espace et dans le temps.
Dans l’espace : sur quels lieux les deux populations cohabitent-elles ? Cette détermination peut requérir un niveau de précision variable. En effet, certaines maladies ne se transmettent que par un contact rapproché entre les animaux (« groin à groin »), d’autres pouvant être contagieuses à distance. Différentes techniques sont utilisées pour étudier la cohabitation entre les deux populations, comme des observations de terrain,
l’équipement GPS ou VHF de plusieurs individus, des pièges photographiques.
Dans le temps : ces éléments de cohabitation dans l’espace doivent être ensuite croisés avec des données temporelles relatives à la maladie. Certaines maladies de la reproduction se transmettent entre animaux à des périodes précises (mise-bas, avortement). Ces périodes peuvent être connues pour les espèces sauvages et doivent être comparées aux périodes de présence des animaux domestiques sur les mêmes lieux.
Contacts directs ou indirects
La nature des contacts à risque, à l’interface entre faune sauvage et animaux domestiques, doit être connue également. En fonction des agents pathogènes étudiés, ceux-ci peuvent différer : certains agents pathogènes ne résistent pas longtemps dans le milieu extérieur, aussi seuls les contacts directs entre animaux représentent un risque. L’interface sera résumée à la présence simultanée d’individus des deux populations sur un même territoire, voire à des contacts physiques directs (c’est le cas avec la rage vulpine, car le virus rabique résiste peu dans l’environnement).
Si au contraire, l’agent pathogène est résistant plusieurs jours ou mois hors de son hôte, ou dans certaines sécrétions ou tissus biologiques laissés dans l’environnement, les contacts indirects représentent également un risque. L’interface est alors plus complexe, incluant la présence, non seulement simultanée mais aussi successive, d’individus des deux populations sur un même territoire. Des matériels ou objets inertes peuvent
alors jouer un rôle important dans les contacts indirects, telles les pierres à lécher consommées par les animaux d’élevage, mais qui attirent également certaines espèces de la faune sauvage.
Quelques exemples :
- la mycobactérie responsable de la tuberculose bovine est très résistante dans le milieu extérieur (2-3 mois, protégée des rayons ultra-violets) ;
- le virus de la peste porcine est résistant dans les produits issus des suidés contaminés, dans lesquels il peut survivre plus de deux mois, d’où l’importance de rapidement éliminer les cadavres de sangliers dans les zones infectées ;
- la palme de la résistance revient aux germes qui peuvent sporuler, étant alors très résistants dans l’environnement (les spores de Bacillus anthracis, agent du charbon bactéridien, restent viables dans le sol pendant des décennies).
Comment lutter et prévenir ?
Une analyse au cas par cas
L’expérience acquise, dans la gestion des événements sanitaires à l’interface entre la faune sauvage et la faune domestique, montre qu’aucune situation n’est comparable à une autre. Le croisement des trois composantes que sont l’épidémiologie de la maladie considérée, la biologie des espèces sauvages en cause et la spécificité de l’écosystème concerné, requiert d’aborder chaque situation comme une nouvelle entité, à caractériser du point de vue de ces trois composantes.
Les principes fondamentaux pour caractériser ces situations restent les mêmes : surveillance, caractérisation de l’interface faune sauvage-élevage, et évaluation du risque sont toujours des étapes indispensables à mettre en œuvre, pour pouvoir ensuite définir les actions de lutte.
On ne peut pas résoudre un foyer infectieux dans la faune sauvage comme dans un élevage
La résolution d’un foyer de maladie animale dans un élevage peut paraître rapidement atteignable, compte tenu des mesures utilisables : mise en quarantaine, vaccination, abattage total ou partiel, vide sanitaire, etc. Cette efficacité est dans l’esprit de beaucoup d’acteurs professionnels, publics ou politiques.
Cependant, la faune sauvage ne peut pas être abordée de la même façon ; ainsi, l’élimination des animaux infectés – imposée dans les élevages en cas de foyer de maladie contagieuse – ne peut s’appliquer dans la faune sauvage avec les mêmes garanties de succès. Quand on bouleverse l’équilibre des populations sauvages, on peut faire « pire que mieux » en matière sanitaire. Aussi est-il nécessaire, avant d’agir, d’envisager et de
peser toutes les mesures de gestion possibles, sans restriction.
C’est par la mise en commun des connaissances acquises par le croisement d’une part des disciplines scientifiques, d’autre part des considérations techniques de faisabilité, socio-économiques et politiques, que le gestionnaire peut in fine adopter la mesure de gestion qui paraît la plus appropriée. Abattage d’une population sauvage dans une zone circonscrite ? Abattage ciblé d’animaux identifiés malades ? Vaccination d’une population sauvage ? Dans certains cas, la question de savoir comment vivre avec la maladie présente dans l’environnement peut aussi se poser. Comment protéger son élevage ? C’est tout l’enjeu, notamment, de la biosécurité et de la façon dont il faut décliner ce principe en fonction des systèmes d’élevage.
D’emblée se préparer à du long terme
Ainsi, les mesures qui peuvent être prises sur une population sauvage sont complexes à déterminer et à appliquer : population d’animaux concernés mal connue au départ, animaux difficiles à capturer, environnement vaste et ouvert, plus ou moins hostile, topographie plus ou moins accidentée, groupes sociaux d’animaux sensibles aux interventions humaines, qui peuvent conduire à des changements de comportement
contre-productifs vis-à-vis de la maladie.
Pour toutes ces raisons, la lutte contre une maladie à l’interface sauvage-domestique est une entreprise de long terme : plus de 10 ans ont été nécessaires pour maîtriser la tuberculose bovine dans la forêt de Brotonne, en Normandie ; la brucellose chez le bouquetin a été détectée il y a plus de 10 ans, et la situation n’est pas encore totalement maîtrisée. Cette échelle de temps doit être prise en compte dès le début de tels événements sanitaires, et la communication vis-à-vis des parties prenantes ne devrait pas laisser de doute là-dessus.
La surveillance doit précéder, accompagner et succéder à la lutte, en vue d’une gestion adaptative
Il est indispensable de connaître le statut sanitaire et populationnel des animaux sauvages concernés, avant d’agir. Dans la lutte contre une maladie animale contagieuse en élevage, le nerf de la guerre est la rapidité d’action (par exemple l’abattage immédiat) pour prendre de court l’infection, mais pour une population d’animaux sauvages, il réside dans la rapidité de mise en œuvre de la surveillance, préalable à l’action. Ce sont les résultats de cette surveillance qui, seuls, permettront de définir les actions de lutte pertinentes à mener dans cette population. En outre, cette surveillance doit se poursuivre tout au long des mois ou années de mise en œuvre des actions de police sanitaire, afin de permettre un retour sur leur efficacité. L’acquisition des données de surveillance sur plusieurs années constitue un gain de connaissances scientifiques qui peuvent conduire au fil du temps à réorienter la nature et l’intensité des mesures. La notion de gestion adaptative est cruciale dans le traitement des maladies de la faune sauvage.
Compte tenu du caractère non exhaustif des actions engagées dans une population sauvage (car des animaux échappent aux mesures), il est indispensable de maintenir cette population sous surveillance un certain nombre d’années après l’application des mesures, afin de vérifier que la maladie ne se redéveloppe pas. Surveiller avant d’agir dans une population sauvage ne doit pas mettre pour autant en danger les élevages. Des
mesures sont en effet possibles pour limiter au maximum la cohabitation des deux populations (mise à l’abri des volailles lors de migrations à risque, évitement de certains pâturages lors des périodes à risque, déplacement des pierres à lécher, etc.). Par ailleurs, si l’interface sanitaire entre la faune sauvage et les élevages permet l’introduction d’une maladie dans le compartiment domestique, sa diffusion au sein des filières d’élevage est très majoritairement le fait des activités d’élevage et de production qui, en l’absence (même partielle) de mesures de biosécurité, facilitent la diffusion intra- et inter-élevages. Ainsi, introduction n’est pas forcément synonyme de diffusion.
La modélisation au service de l’action
Lorsque l’on atteint une connaissance satisfaisante de la population sauvage considérée, des écosystèmes concernés et de l’épidémiologie de la maladie, il est possible de modéliser l’évolution de la maladie dans cette population. Les modèles permettent de simuler différents scénarios de lutte en fonction de l’objectif sanitaire recherché, et d’estimer le résultat sur la prévalence de la maladie, tout en testant différents niveaux de faisabilité des actions envisagées. Même si beaucoup sont encore dans le domaine de la recherche, ces modèles se développent et constitueront à court terme des outils précieux d’aide à la décision et de choix des mesures de lutte (vaccination de la faune sauvage, abattages ciblés d’animaux sauvages, tirs indifférenciés, « laissez-faire », etc.).
Une problématique multi-acteurs
La prise en compte de l’interface domestique-sauvage positionne la problématique au carrefour de différentes politiques et de sensibilités diverses, qu’il faut tenter de faire dialoguer. Aussi est-il nécessaire de réunir les différents acteurs dans une même réflexion, autour des objectifs à atteindre et des moyens pour y parvenir. Instaurer le dialogue multi-acteurs est à lui seul un important défi, auquel les différentes parties prenantes ne sont pas toujours préparées. Ce défi est majeur mais nécessaire à relever, pour comprendre et prendre en considération des enjeux socio-géographiques souvent particuliers, dans la gestion d’une problématique ; la résolution de celle-ci ne se fera qu’avec l’adhésion de tous les acteurs et souvent sur un temps très long (plusieurs années). L’appui des sciences humaines dans ce contexte est utile et nécessaire.
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