Le clivage « issu du milieu agricole/Nima » est-il encore justifié ?
TNC le 25/06/2025 à 05:08
Installations plus tardives, hausse des reconversions vers l’agriculture et, pour les enfants d’exploitants, des expériences dans d’autres secteurs d’activité avant de s’installer : l'Esa d'Angers a mené une vaste étude pour mieux cerner le profil des nouveaux agriculteurs, en fonction de leur origine sociale, leurs parcours ou leur manière d’exercer le métier. L'étude invite à s’affranchir des oppositions habituelles « issus du milieu agricole » d'un côté et « Nima » de l'autre, ou « reprise familiale » versus « hors cadre familial ».
Un peu plus de 26 000 jeunes installés en agriculture, en 2018 et 2022 (échantillon redressé pour être représentatif), ont été interrogés dans le cadre du projet Agrinovo, piloté par le laboratoire de recherches en sciences sociales (Laress) de l’École supérieure des agricultures — Esa d’Angers. Près de 3 500 questionnaires ont été remplis complètement et permettent de définir cinq profils de nouveaux entrants dans le métier d’agriculteur (et même six car le dernier en comprend en réalité deux), jusque-là mal connus. Lesquels attestent de l’impact croissant de la diversité des trajectoires d’accès à cette profession, scolaires puis professionnelles, et des modes de transmission. De même que de la place importante de l’acculturation familiale. En découle une interrogation : la distinction entre « issu du milieu agricole » et Nima est-elle toujours justifiée ?
Les dix ans qui précèdent l’installation agricole ont été plus spécifiquement étudiés. En ressortent plusieurs enseignements : « le passage par un emploi non agricole est désormais la norme, être salarié en fermes au préalable est de plus en plus fréquent, et côté formation, elles sont à la fois hybrides et agricoles, mais là plutôt au début et fin de cette période », explique Caroline Mazaud du Laress Esa lors du séminaire de présentation de cinq recherches sur les nouveaux actifs agricoles (portraits socio-démographiques, trajectoires, insertions), organisé le 10 juin par le Centre d’études et de prospective (CEP) du ministère de l’agriculture.

Les héritiers bien préparés (34 % des jeunes installés)
Ce sont à 81 % des hommes jeunes : 2/3 ont moins de 30 ans et 50 % moins de 25 ans au moment de s’installer (contre 8 % dans le reste de l’échantillon). 96 % ont au moins un parent agriculteur. « Cette classe est à la fois la plus nombreuse et la plus homogène, avec le parcours le plus linéaire, indique l’étude. L’installation rapide se fait après une socialisation au métier très complète, cumulant des expériences informelles (participation fréquente au travail sur l’entreprise familiale pour 88 % des répondants) et formelles (formation initiale agricole, apprentissage et salariat en fermes ; 88 % ont travaillé sur l’exploitation d’un tiers) qui contribuent depuis longtemps à la construction d’une vocation agricole. »
Pas étonnant qu’un tiers d’entre eux aient, pour première motivation, de reprendre l’exploitation et/ou le métier de leurs parents. Les reprises familiales sont donc prédominantes, avec seulement 15 % de créations, soit deux fois moins que dans l’ensemble de l’échantillon. 3 fois sur 4, la ferme appartient exclusivement à des membres de la famille qui veulent « faire profiter leurs enfants du travail et des investissements de toute leur carrière ». Assez logiquement, ces « héritiers bien préparés » sont les plus impliqués dans un syndicat, la FNSEA surtout, et la gouvernance des organisations professionnelles.
Les héritiers sans vocation agricole (22 %)
Constituée à 71 % d’enfants d’agriculteurs, cette catégorie porte aussi le qualificatif « d’héritiers ». Mais contrairement à la précédente, 61 % des personnes qui la composent sont des femmes et 40 % ont plus de 40 ans. 92 % ont été d’abord embauchés dans d’autres secteurs d’activité (42 % en tant qu’employé et 24 % ouvrier), signe qu’ils ne voulaient pas de prime abord exercer la même profession que leurs parents. Des « vocations agricoles contrariées » peut-être par des « conditions matérielles » qui ne sont pas réunies pour s’installer sur la ferme familiale : problèmes liés au financement, au foncier…
Aucune logique d’inculcation du métier.
« Tout au long de leur parcours, il n’y a aucune logique d’inculcation du métier, en particulier en vue d’une transmission », constate plutôt le projet Agrinovo : plus des 2/3 n’ont suivi aucune formation agricole et près de 1/3 n’a jamais travaillé sur une exploitation. 43 % ont seulement donné des coups de main de temps à autre, uniquement chez un membre de leur famille. Seuls 33 % ont aidé occasionnellement leurs parents, 18 % jamais ou presque (versus 10 et 1 % respectivement des héritiers bien préparés). Ils ont moins de relations avec d’autres agriculteurs en dehors de leur conjoint(e), agriculteur ou agricultrice dans plus d’un cas sur trois. Ce sont eux qui les font revenir vers cette profession.
Les classes populaires rurales (16 %)
97 % ne sont pas fils ou fille d’exploitant(e) s mais près des 3/4 en ont au moins un dans leur cercle familial. Ils sont donc plus du milieu rural qu’agricole : 90 % ont vécu à la campagne, uniquement un tiers a participé aux travaux de l’exploitation d’un membre de leur famille. C’est « plutôt une surprise » qu’ils reprennent une ferme (hors cadre familial donc pour les 3/4). La proximité géographique et sociale avec des exploitants et des établissements scolaires agricoles les y a incités (près des 2/3 ont aussi eu des expériences sur des fermes tierces). On compte 62 % d’hommes et « 56 % de personnes issues d’un ménage ouvrier et 20 % à dominante « employé » », 60 % appartenant à proportions égales à ces catégories socioprofessionnelles auparavant.
Leur acculturation à l’agriculture s’explique, pour les 2/3, par leur formation agricole initiale, assez courte cependant : 30 % ont un BTSA ou un diplôme plus élevé (vs 51 % pour les héritiers bien préparés). 2/3 encore ont été salariés sur une exploitation. Leur choix de devenir agriculteur est fortement corrélé à leur envie de travailler en extérieur et d’être leur propre patron, deux motifs « surreprésentés ».
Les reconvertis des classes moyennes (20 %)
Les 3/4 n’ont pas de parents agriculteurs et 82 % créent leur propre structure, 20 % passant par une agence immobilière (6 % pour la totalité de l’échantillon), illustration du peu de lien qu’ils ont avec le secteur agricole. « D’ailleurs, 41 % habitaient en zone urbaine (vs 21 % du total des répondants) et les 3/4 ont exercé deux emplois différents avant leur installation en agriculture.
Celle-ci équivaut à « une bifurcation, voire une rupture, dans leur parcours professionnel, d’où un âge relativement élevé lorsqu’ils s’installent : 31 % ont en effet plus de 40 ans (21 % des enquêtés) ». Si ce groupe contient 39 % d’employés et 10 % d’ouvriers, il s’ouvre un peu plus aux classes moyennes que les précédents, majoritairement populaires : il compte 1/4 de professions intermédiaires et 16 % d’artisans-commerçants ; 37 % proviennent d’un ménage à dominante « cadre », 20 % « employé » et 16 % « ouvrier ».
Une bifurcation, voire une rupture.
La part d’hommes et de femmes y est égale. De plus, ces individus sont plus souvent en couple avec des employés (21 %), des artisans-commerçants (14 %) et des professions intermédiaires (15 %). De ce fait, et en lien avec leur origine socioprofessionnelle, ils disposent de capitaux pour s’installer. À noter : « cette classe se distingue des précédentes par les pratiques de ses membres : 3/4 commercialisent leur production uniquement en circuits courts (1/3 pour tout l’échantillon), 60 % en bio (1/3) et 1/3 font du maraîchage (15 %). » En cela, ils se rapprochent des « « néoruraux » qui s’engagent dans l’agriculture pour y défendre des valeurs et une vision spécifique du métier ». 13 % adhèrent à la Confédération paysanne, à relativiser cependant face aux 72 % de non-syndiqués (64 % pour l’ensemble des personnes interrogées).
Les classes supérieures urbaines (8 %)
Plus de 80 % occupaient un emploi de cadre ou une profession intellectuelle supérieure (le ou la conjoint(e) également pour plus de 1/3), 62 % sont issus d’un ménage à dominante « cadre » ou « profession intermédiaire », 85 % ont obtenu un diplôme de niveau bac + 5 ou plus et près des 2/3 logeaient en milieu urbain. « Au vu de ces éléments, on peut penser que cette catégorie regroupe, comme la précédente, une part importante de « reconvertis ». »
« Elle se distingue toutefois par la présence d’une proportion significative d’enfants d’agriculteurs (42 %) qui, bien qu’inférieure à celle de l’ensemble des répondants (55 %), reste nettement plus élevée que chez les reconvertis des classes moyennes (12 %). » On peut ainsi scinder cette catégorie en deux sous-groupes « les reconvertis » et les « contre-mobiles », qui sont fils et filles d’exploitants mais qui, de par leur éloignement un peu de l’agriculture, deviendront des agriculteurs différents des héritiers bien préparés.
Reconversion vers l’agriculture mais aussi retour aux sources.
Pour ces publics, l’installation illustre « une mobilité professionnelle » – seuls 4 % n’ont pas exercé d’autre emploi avant – « mais aussi un retour vers le métier et la catégorie socioprofessionnelle de leurs parents, après avoir occupé une position plus avantageuse ». L’une des spécificités mentionnée dans cette analyse : « leur haut degré de qualification, y compris dans l’agriculture » (30 % de diplômés d’un bac + 5 en agronomie, gestion d’entreprise agricole). « Ce point est important car il nuance l’image de néoruraux très qualifiés étrangers au monde agricole. » « Par contraste avec le groupe d’avant, qui contient également des néoruraux, celui-ci rencontre moins de difficultés, économiques en particulier, et ne compte qu’une petite majorité d’hommes (58 %) ».
Autant de résultats qui rebattent les cartes. Ils conduisent à « s’éloigner de la représentation simpliste et binaire distinguant les héritiers des Nima ». « Les enfants d’agriculteurs ne peuvent pas être réduits à un groupe homogène d’individus héritant d’un métier, d’un statut, d’un patrimoine, en raison de la variété des parcours et ressources pour s’installer. L’étude Agrinovo va plus loin : faut-il continuer d’utiliser le mot « Nima » qui, avec sa connotation renvoyant au « manque », « masque les ressources mobilisées par ces individus pour accéder au statut d’agriculteur » mais également leurs richesses (motivations, compétences, visions différentes…) ?