Innovation, transition et changements techniques


Jean-Marc BOUSSARD, membre de l'Académie d'Agriculture de France le 15/05/2025 à 10:00

Les transitions sociétales impliquent une multitude d'innovations pour changer les techniques mises en œuvre. Il peut arriver que les transitions surviennent en conséquence de choix techniques effectués par les agriculteurs, comme ce fut le cas de la transition néolithique. De nos jours, il arrive plutôt que l'initiative vienne de la société, qui souhaite agir sur les techniques utilisées par les agriculteurs. On peut orienter les pratiques des agriculteurs : • en diffusant des informations appropriées, • en utilisant la contrainte, • ou en créant les conditions qui les conduiront à choisir spontanément les techniques souhaitées par la collectivité, cette troisième voie étant sans doute la plus efficace. À cet effet, la modélisation peut rendre de grands services : non pour dire aux agriculteurs ce qu'ils devraient faire, mais – dans une démarche expérimentale – pour vérifier que l'on est capable de reproduire les situations observées, et donc que l'on a fait un diagnostic correct du problème

En sciences économiques, les mots innovation et transition sont associés aux changements de toutes sortes : on parle d’innovation, dans une entreprise, pour évoquer la mise en œuvre d’une nouvelle technique, l’exploitation d’un nouveau marché, la prise en compte d’une nouvelle législation, etc…

Le mot transition se réfère aux conséquences des innovations, lorsque celles-ci prennent assez d’ampleur pour avoir un impact sur la société : on parle par exemple de transition énergétique pour désigner l’ensemble des innovations liées au souci de modifier les sources d’énergies pour éviter le réchauffement du climat.

Mais comment les innovations se décident-elles ? Et comment peuvent-elles donner lieu à des transitions, en particulier quand il s’agit de modes de production agricoles ?

En agriculture, les innovations techniques se succèdent depuis le Néolithique (10 000 à 15 000 ans avant notre ère), et façonnent en même temps le corps social. La Bible s’en faisait l’écho à travers l’histoire d’Esaü et de Jacob : Esaü, le chasseur bredouille, se trouve obligé, pour survivre, de mendier un plat de lentilles à son frère Jacob, l’agriculteur ; ce qui montre la supériorité de l’agriculture sur la chasse en matière de sécurité
alimentaire ! Et justifie que le cadet Jacob devienne l’héritier de la famille.

Cette histoire est la représentation symbolique de la transition constituée par la sédentarisation des sociétés patriarcales nomades.

De nos jours, si la transition de la chasse-cueillette vers l’agriculture est presque partout terminée, des milliers de techniques sont en concurrence pour être adoptées par les agriculteurs : on peut labourer avec un gros tracteur ou une bêche, récolter les céréales avec une petite faucille ou une grosse moissonneuse-batteuse, épandre ou ne pas épandre des engrais ou des pesticides, etc…

En fait, les agriculteurs ne mettent réellement en œuvre qu’une fraction des techniques théoriquement possibles. Or, à cause de leurs effets sur la sécurité alimentaire, sur les ressources naturelles, sur l’emploi, sur la santé publique, sur les paysages et sur bien d’autres points, l’une ou l’autre de ces alternatives peut avoir des conséquences énormes. Il n’est donc pas surprenant que les collectivités s’intéressent à la question.

Comment l’État (ou une autre instance) peut-il intervenir sur les choix techniques des agriculteurs ? Il y a trois façons de le faire :

  • Par la persuasion : c’est le rôle de la vulgarisation et des vendeurs qui fournissent les agriculteurs en
    équipement ou produits.
  • Par la législation ou la réglementation : on oblige les agriculteurs à utiliser (ou ne pas utiliser) telle ou
    telle technique.
  • En créant des conditions qui incitent à l’emploi de la technique désirée.

Quels sont alors les problèmes posés par chacune de ces méthodes ?

Informer pour convaincre

Pour qu’une nouvelle technique ait une chance d’être adoptée, il faut qu’elle soit connue. C’est pourquoi, dans tous les pays, des services de vulgarisation sont missionnés pour promouvoir les techniques souhaitées par les gouvernements.

Ces services de vulgarisation doivent collaborer avec les vendeurs d’équipement ou de produits, qui évidemment ont intérêt à séduire les agriculteurs en les informant ; mais comme il y a un risque qu’ils orientent l’information pour encourager la vente de leurs produits, le rôle des services de vulgarisation est (ou devrait être) de relativiser et de de corriger le discours des vendeurs.

Ceci fonctionne-t-il ? Parfois ! Toutefois, ce n’est pas le cas général : trop souvent, vendeurs et services de vulgarisation diffusent des messages qui ne sont pas suivis d’effet. Dès lors, quel moyen reste-t-il aux gouvernements pour arriver à ce que les agriculteurs s’orientent vers les choix qu’ils préconisent ?

Contraindre par la législation/réglementation

Par exemple, on peut prohiber l’usage du tracteur ou du glyphosate, le contrevenant s’exposant à des peines plus ou moins sévères ; ou on peut obliger à utiliser certaines techniques, comme des bandes enherbées au bord des rivières.

Cette procédure a cependant ses limites.

  • Dans un contexte de concurrence internationale, il est difficile d’imposer trop de contraintes aux agriculteurs d’un pays sans appliquer les mêmes mesures dans tous les autres, car l’interdiction de produire nationalement sera contournée par les importations. Donc, si on veut maintenir dans ce pays la production des cultures concernées soumises à contrainte, il faudra prohiber l’importation de produits obtenus sans la même contrainte dans des pays tiers.
  • Toute contrainte nécessite un système de surveillance capable de détecter les contrevenants. Or, en agriculture, un tel réseau est difficile et coûteux à faire effectivement fonctionner, en raison des étendues cultivées. Accessoirement, peut exister un risque que le contrôleur s’entende avec le contrevenant pour ne rien voir, ce qui rendra l’interdiction illusoire.

Aussi, la méthode des contraintes suscite-t-elle toujours des frustrations et des récriminations, et devient politiquement difficile à appliquer.

Inciter

Les incitations n’ont pas ce défaut, puisque l’agriculteur demeure libre de ne pas adopter le changement suggéré. Mais si l’incitation est bien construite, il a intérêt à le faire, et le fait dans la plupart des cas.

Mais comment construire convenablement une incitation ?

S’il est vrai que les entrepreneurs ne cherchent pas toujours à maximiser leurs espérances de gains, ils n’en demeurent pas moins sensibles à des changements de prix susceptibles d’affecter leurs résultats. Dans ces conditions, pour encourager ou décourager, un moyen est d’intervenir sur les prix des produits ou des facteurs de production (ce qu’il faut acheter ou louer pour produire : engrais, machines ou même les terrains).

Une technique est la fiscalité : pour diminuer l’usage d’un produit, on peut mettre une taxe sur ce produit ; son utilisation sera alors abandonnée par une partie des agriculteurs (d’autres continueront à l’utiliser, parce que c’est rentable même à prix majoré).

On peut aussi modifier le régime des prix, par exemple, en garantissant un prix minimum pour une denrée dont on souhaite développer la production. Alors, beaucoup d’agriculteurs qui ne se seraient pas lancés dans cette culture vont s’y intéresser.

Cette méthode d’incitation est plus simple et plus efficace que l’interdiction ou l’obligation. Elle est en outre politiquement (presque) indolore, parce que l’agriculteur ne se rendra pas compte que le prix dont il observe les caractéristiques est la conséquence d’une intervention plutôt que du jeu du marché. Elle entraîne une difficulté : il faudra que les prix nationaux soient différents de ceux du reste du monde. Cela implique un système douanier ad hoc, ce qui est le plus souvent interdit par les traités internationaux. Il faudra, en ce cas, réviser ces derniers. C’est toujours possible, mais laborieux.

Les risques d’interactions dus à l’introduction de nouvelles méthodes

Un dernier point mérite une grande attention : en général, dans une exploitation agricole, il y a au moins deux cultures ou deux élevages, et souvent beaucoup plus, car il faut chercher l’emploi optimal des moyens de production : par exemple, même si le blé est mieux payé que l’orge, on préfèrera allouer une partie de la surface céréalière à l’orge qui arrivera à maturité avant le blé et permettra d’utiliser au mieux le matériel de récolte. De même, il existe souvent des synergies entre cultures (comme entre céréales et légumineuses).

Il en résulte que toute intervention sur l’usage d’une technique spécifique à une production va entraîner des réactions en cascade sur beaucoup d’autres, avec une incidence n’allant pas forcément dans le sens souhaité.

Enfin, il est important de savoir que la variabilité des prix, tout autant que leur moyenne, peut agir sur les décisions des agriculteurs : voir exemple ci-après.

Exemple de l’influence de la variabilité des prix sur les décisions des agriculteurs :

Dans les années nées 1970 se sont développées en France des « politiques de l’irrigation », qui devaient permettre une forte hausse des productions de fruits et de légumes dont le pays avait tendance à manquer. Hélas pour les promoteurs de ces actions, à l’origine de la construction d’importants ouvrages de génie civil, les agriculteurs des zones concernées s’entêtaient à cultiver des céréales « en sec » sur la plus grande partie de leur surface, ce qui mettait en péril l’équilibre financier des sociétés gestionnaires.

De vastes études furent lancées par l’INRA en vue de comprendre les raisons de cette situation. Plutôt que d’interroger directement les agriculteurs, les chercheurs utilisèrent la « programmation mathématique », pour rechercher les raisons profondes de ce comportement. Ils commencèrent par déterminer les assolements qui maximisaient le revenu moyen des agriculteurs. Ils obtinrent ainsi des plans de production « optimaux » qui ne comportaient presque que des légumes. Mais ces plans « optimaux » furent vigoureusement rejetés par les agriculteurs, parce que les prix des légumes étant très fluctuants, ils faisaient courir un risque non négligeable de revenu négatif une année sur trois ou quatre, une situation jugée insupportable.

Les chercheurs alors, ajoutèrent de nouvelles « contraintes » à leur « modèle » : imposer au revenu une forte probabilité de ne jamais descendre en dessous d’un certain seuil, même en cas de « mauvaise année ». Dès lors, les résultats furent conformes à ce que l’on pouvait observer sur le terrain, avec des assolements optimaux comportant une forte proportion de céréales « en sec », bien plus « sûres » que les légumes. Dans ces conditions, il était vain de recommander l’irrigation aux agriculteurs, à moins de parvenir à régulariser les prix des fruits et légumes.

On montre ainsi, en quelque sorte de façon expérimentale, l’importance de la variabilité des prix, ainsi que, plus généralement, celle du risque sur les décisions des agriculteurs.

D’une façon générale, dans une affaire de ce genre, il convient d’éviter une approche trop « comptable » (hélas souvent qualifiée à tort d’ »économique »), parce qu’il s’agit là d’une simplification abusive de la réalité. En particulier, une telle approche est exagérément « statique », ignorant le temps qui passe et l’évolution des choses à long terme. Or les prix varient, les techniques changent, et surtout, la situation personnelle de chaque agriculteur évolue. Un jeune agriculteur endetté n’utilisera pas les mêmes techniques que celles d’un ancien qui a remboursé toutes ses dettes, et songe à la retraite… Il est donc naturel que ces deux types d’agriculteurs ne réagissent pas de la même façon aux mêmes incitations.

Tout ceci ne veut pas dire, bien au contraire, que la collectivité ne devrait pas se préoccuper des techniques utilisées par les agriculteurs, et de leurs conséquences sur l’environnement, la santé publique, et de nombreuses autres choses. Mais nous avons voulu montrer ici la difficulté qu’il peut y avoir à obtenir les résultats souhaités en la matière. Les agriculteurs sont en majorité bien informés et ne choisissent pas leurs méthodes au hasard. Mais ils le font dans un environnement plein de liens entre les différentes décisions qu’ils doivent prendre. De ce point de vue, comme on le voit dans l’encadré ci-dessus, les modèles mathématiques susceptibles de tenir compte des liaisons entre les différentes actions envisagées peuvent être d’un grand secours.

Pour approfondir le sujet consultez aussi