« Engagées dans et pour leur métier d’agricultrices »
TNC le 14/03/2024 à 04:54
Toutes deux installées dans la Somme, à une trentaine de kilomètres à peine, Adeline Hermant et Ariane Dereumaux ont un parcours un peu différent, mais une même passion pour leur métier et un même engagement pour faire reconnaître et porter la voix des agricultrices, au quotidien et dans leur coopérative.
Dix ans cette année qu’Adeline Hermant est aux manettes de l’exploitation familiale à Ô-de-Selle, près d’Amiens dans la Somme. L’installation agricole d’Ariane Dereumaux, derrière ses parents également, et dans la Somme, près d’Amiens aussi, à Blangy-Tronville, est plus récente puisqu’elle date de 2020. « En plein Covid », fait-elle remarquer, ce qui a compliqué les démarches, dématérialisées en raison de la crise sanitaire. La jeune femme n’a donc pas pu rencontrer tous les acteurs qui interviennent auprès des futurs installés, mais elle a eu « la chance d’être bien accompagnée malgré le contexte », reconnaît-elle.
S’installer en plein Covid.
« On est aidé. Néanmoins, les formalités administratives sont lourdes. C’est plus difficile que de créer une société dans un autre secteur ou d’être autoentrepreneur ! », tempère Adeline. Au niveau financier, difficile de se lancer « dans ce grand saut » sans un soutien parental vu les sommes engagées, « pour se porter caution », ajoute-t-elle notamment. L’une comme l’autre ont un frère, que l’agriculture ne tentait pas. Alors ce sont les filles de la famille qui ont repris le flambeau. Une évidence, pour Ariane, depuis toute petite.
« Dans les gènes ou moins »
« À chaque fois qu’on me le demandait, je répondais que je voulais être agricultrice, se souvient-elle. J’étais toujours dehors, à suivre ma mère sur la ferme et mon père dans le tracteur, je ne me voyais pas dans un bureau ! C’était dans mes gènes. En fait, je ne me suis jamais posé la question ! » Adeline, elle, ne se prédestinait pas à cette profession. Après des études non agricoles, elle a été comptable 12 ans dans un cabinet, puis une entreprise. Le déclic s’est produit au moment de transmission de la ferme. « Je ne voulais pas la voir partir de la famille. » Une décision qu’elle appréhende comme « un nouveau challenge à relever ». Pour concrétiser son projet, elle passe un BPREA à distance, en parallèle de son emploi.
Passionnée par l’agriculture, Ariane s’est orientée dès le lycée vers un Bac STAE et un BTS Acse. En attendant l’heure de la reprise, et pour accroître son expérience, elle travaille huit ans dans un élevage laitier, et enseigne ensuite six ans en lycée agricole. Pendant les deux premières années d’installation sur la ferme, elle reste double active, avant de se consacrer pleinement à « son métier de prédilection ». Aujourd’hui, les deux jeunes installées ne regrettent pas leur choix et sont même plutôt fières de leur parcours. À l’image de leurs parents, qui les ont soutenues. Ceux d’Ariane ont tout fait pour maintenir l’exploitation à flot malgré les expropriations liées à l’extension du pôle Jules Verne.
Transmission pères-filles
« Mon mari a pris la suite des siens, cinq ans avant moi, en 2009. Nous avons chacun notre propre structure, mais nous travaillons ensemble. Mon père et ma mère auraient peut-être eu plus d’appréhension si j’avais été seule », songe Adeline, qui apprécie le travail en couple parce qu’on peut partager ses réussites, ses questionnements, ses réflexions, ses craintes, ses doutes, et s’épauler en cas de coup dur, moralement et « pour trouver des solutions ». Comme après la mauvais récolte de 2016, alors qu’elle n’était à la tête de l’exploitation que depuis deux ans.
Une relation de partage qui restera gravée en moi.
Partant dès le début pour l’aider, le père a passé du temps aux côtés de sa fille pour lui transmettre son savoir-faire, elle qui n’avait pas beaucoup participé aux travaux. « Une belle relation de partage qui restera gravée en moi », met-elle en avant, émue, avant de poursuivre sur un ton plus humoristique : « Il a du mal à décrocher, mais là, il dit qu’il veut lever le pied même s’il sera toujours là si besoin. » Et d’enchaîner : « Les générations précédentes étaient sans cesse dans le boulot. La nouvelle conçoit les choses différemment. Elle souhaite profiter de ses proches et d’un peu de loisirs comme tout le monde. Et elle y arrive ! Même si ce n’est pas facile, dans certaines productions et systèmes particulièrement. »
« La vie familiale est importante ! »
La jeune agricultrice de 43 ans est en productions végétales sur 70 ha : 30 ha de blé, 10 ha d’orge, 7 ha de colza, 6 ha de betteraves et le reste en prairies. Son époux élève des vaches allaitantes (25 mères Salers) et des ovins viande (une soixantaine de brebis), sur une surface équivalente, avec les mêmes cultures. Ils arrivent à se dégager une semaine par an, et quelques week-ends, et même à partir, quand les animaux sont au pâturage notamment, et parce que parents et beaux-parents peuvent les remplacer si nécessaire. « Sans l’ETA, spécialisée dans l’épandage et l’assainissement (sept salariés), qu’on gère à deux, la structure aurait été trop petite pour un temps plein, à moins d’être employée à l’extérieur », précise-t-elle.
De même, Ariane s’épanouit pleinement dans sa vie professionnelle, mais la sphère privée n’en est pas moins essentielle, en particulier ses deux garçons de huit et cinq ans. L’avantage, appuie-t-elle : « la liberté d’organisation et une certaine flexibilité » qui permettent d’éviter la garderie le soir lorsqu’ils sont fatigués, d’encadrer des sorties scolaires, d’être avec eux tous les mercredis et de pouvoir s’arranger pendant les vacances. Même si c’est parfois compliqué quand le conjoint est salarié dans une concession, pas tout près. « Il faut savoir ressortir, remettre en route les machines, une fois qu’il est rentré, le samedi ou encore le dimanche. Et reporter certains chantiers au lendemain, sans garantie côté météo, quand tous les collègues les ont réalisés ce jour-là », souligne-t-elle.
Savoir reporter au lendemain.
Quelques fois, elle emmène ses enfants avec elle. « Ils sont encore petits pour s’intéresser vraiment et rester longtemps en tracteur. Mais, en grandissant, ils commenent à mieux comprendre les contraintes de mon métier, très prenant. » Néanmoins, elle a à cœur qu’ils ne se sentent pas trop en décalage avec leurs camarades. « Deux semaines de congés par an, j’y tiens. C’est important pour toute la famille ! », estime le jeune productrice, dont les pics d’activité ne sont pas les mêmes que ceux de son compagnon. Pas simple, dans ce cas, de s’organiser.
« Autonomes sur tout, même le matériel… »
Son père lui donne encore des coups de main et, s’il compte bientôt s’arrêter, il restera présent pour elle, comme son conjoint l’est aussi. « Je suis autonome sur la technique, l’économique, la gestion, la stratégie, le matériel… Je n’ai plus qu’à maîtriser le fonctionnement du pulvé », lance l’exploitante qui fait même un peu de mécanique comme changer des pièces, des roues, effectuer des vidanges. Ouvrant la porte de son atelier, elle poursuit : « Toutes les femmes peuvent se servir d’une clé de 16 ou de 19. Sinon, il suffit de leur montrer. De toute façon, la prépondérance de l’électronique oblige souvent à appeler le concessionnaire ! »
Les évolutions du machinisme agricole facilitent l’utilisation des engins et outils, pour les agricultrices et les agriculteurs. « Contrairement aux générations antérieures, beaucoup de tâches sont mécanisées y compris en élevage », pointe Adeline. « On est moins forte physiquement, c’est évident. Alors on fait les choses moins en force. On réfléchit à comment procéder autrement, on s’équipe en conséquence », détaille Ariane qui utilise entre autres un mani-roues et un télescopique pour charger les sacs d’engrais.
Toute femme peut se servir d’une clé de 19 ou de 16 !
« Et quand faut être à deux, peu importe qu’on soit une femme ou un homme. » Plutôt que dans du foncier, Adeline et son époux ont choisi d’investir pour l’amélioration de leurs conditions de travail, dans des tracteurs, un semoir, un pulvérisateur, des dispositifs de contention, etc. plus deux hangars pour stocker le tout et loger les troupeaux, construits hors de la commune pour ne pas être embêtés. « Nous avons bâti ce site pour nous deux, car mon père n’avait pas de bâtiment et mon beau-père était au milieu du village. »
« Pas de différence, on fait le même métier »
Dans l’exercice de leur métier, l’une et l’autre ne ressentent aucune différence par rapport aux agriculteurs. « Cela n’a plus rien à voir avec le manque de reconnaissance dont on souffert nos mères, grand-mères, arrière-grands-mères…, juge Adeline. Dans un reportage télévisé, certaines racontent que leur mari leur ont refusé l’association en Gaec, et même le statut de conjointe collaboratrice. Nous, nous décidons tout ensemble ! » Au départ, elle a peut-être essuyé quelques remarques, elle ne s’en rappelle pas précisément : « Faut pas s’arrêter à ça. Du moment que notre entourage croit en nous. Je suis féminine, pas féministe acharnée. »
Certains s’attendent à voir au moins un homme, agriculteur ou salarié.
« Il est où le patron ? » Ces propos, Ariane, quant à elle, les a entendus plusieurs fois et la jeune femme s’est sentie souvent observée. Aujourd’hui encore, les personnes, qui viennent sur l’exploitation et ne la connaissent pas, demande à parler à son conjoint, à son père, et s’attendent à voir au moins un homme, agriculteur ou salarié. « Ils pensent qu’ils sauront mieux leur répondre. Alors, que les réponses, c’est moi qui les ai, car je connais ma ferme sur le bout des doigts ! Il faut expliquer, la plupart finissent par comprendre que je suis le patron. » Avec les voisins agriculteurs, qui ont l’habitude de la côtoyer, cela se passe plutôt bien.
« S’investir à l’extérieur »
Toutefois, il importe « de ne pas rester enfermée sur son exploitation, d’échanger avec d’autres agricultrices et agriculteurs », préconise Adeline, qui s’est tournée vers sa coopérative dès son installation, étant « preneuse d’infos » pour « se professionnaliser » parce qu’ayant « peu de pratique ». « Sinon notre métier est un peu solitaire », renchérit Ariane qui discute régulièrement avec son compagnon, même s’il n’est pas installé. Avec des prises de décisions et de risques qui peuvent être lourdes de conséquences, professionnellement et personnellement. Et ça, on ne le mesure pas forcément à la sortie de l’école. « La coop est l’un de nos premiers partenaires, elle s’inscrit dans la continuité de l’exploitation, elle fait partie intégrante de notre métier », justifie la productrice qui a débuté par le groupe « jeunes ». Elle vante aussi les « valeurs du collectif ».
Notre place n’est pas plus différente que le siège sur lequel nous sommes assis !
L’engagement en a découlé naturellement. D’abord au conseil de région de Noriap, où on est venu la chercher pour intégrer le conseil d’adminitration, puis le bureau. « Est-ce que cela me plaira ? Serai-je à la hauteur ? Je me voulais pas être un pot de fleurs. Un an en tant que stagiaire m’a paru une bonne formule pour tester. Pareil pour coopérative, pour s’assurer que les futurs administrateurs sont sur la même longueur d’onde. » Adeline a tout de suite été bien intégrée. « Ma féminité en en a peut-être fait douter quelques-uns. Une fois en réunion, notre place n’est pas plus différente que le siège sur lequel nous sommes assis pour discuter d’agriculture, entre professionnels. » Elle exhorte à ne pas rester dans son coin et à défendre ses idées. Autrement dit à « être actrice et non spectatrice » des arbitrages, « tant la critique est aisée ».
« Avoir du caractère et montrer « qui est le patron » »
Ce qui implique d’avoir malgré tout du caractère. « Les femmes amènent une ouverture, une vision complémentaire, une autre analyse », complète Adeline qui déplore n’être que deux administratrices au CA. Sans doute parce que les agricultrices n’osent pas, se mettent elles-mêmes des barrières. « Nous devons les représenter et leur montrer que s’engager est possible. » En tant que référente du comité d’audit, elle s’appuie sur ses connaissances comptables et « s’occupe des chiffres », du budget, des procédures, pour contrôler, analyser, améliorer, car en conseil, on ne peut pas approfondir autant.
Il y a un an, Ariane a accepté d’être conseillère de région. « Être sur le terrain auprès des adhérents, en tant qu’intermédiaire, est primordial pour faire remonter leurs besoins et redescendre les orientations de la coopérative, afin de resserrer des liens qui auraient tendance à se distendre », explique-t-elle. Elle aussi a été très bien accueillie. Elle rejoint Adeline sur les apports spécifiques des femmes dans les organisations professionnelles, sur le manque d’agricultrices dans leurs diverses instances, et sur le fait qu’elles se freinent elles-mêmes. « J’étais seule au dernier conseil de région, regrette-t-elle. Pourtant, si on a des choses à dire, il faut y siéger. »
« C’est épanouissant, mais on court ! »
Certes, cet investissement est chronophage, deux jours par semaine en moyenne pour Adeline, et oblige à être très organisée au niveau pro, comme perso. Elle a d’ailleurs embauché une personne à mi-temps pour l’administratif. Pour Ariane, c’est plus « light », quatre réunions annuelles, et elle bataille pour qu’elles ne soient pas le mercredi. En plus, elle est élue au sein de sa banque et au conseil municipal pour « porter la voix de la ruralité afin que sa commune, aux portes d’Amiens, demeure un village dont les agriculteurs « fleurissent » non pas l’intérieur, mais l’extérieur ». « Cette prise de responsabilité est valorisante, conforte la confiance en soi et me fait évoluer », conclut Adeline. L’un des avantages de la profession est d’être plus flexible, « de pouvoir se libérer une heure » par-ci par-là « pour les enfants essentiellement ».
Le cas échéant, « nos deux garçons de 11 et 14 ans », plus âgés que ceux d’Ariane, « peuvent venir sur l’exploitation », « juste pour être avec nous ou pour aider, s’ils en ont envie, on ne les force pas ». « Mais c’est normal qu’ils participent de temps en temps, ça fait partie de la vie de la ferme. » Jusqu’à présent, l’aîné n’était pas plus attiré que cela. L’été dernier, il s’est davantage impliqué et depuis, il semble plus confiant. Il prévoit même d’entrer dans l’enseignement agricole l’année prochaine. « Les attaches sont là. Nous mettons en place un outil de travail, fonctionnel et transmissible, si lui et/ou son frère sont intéressés. » Adeline trouve qu’agricultrice est un beau métier, et éprouve de la fierté à l’exercer, même si beaucoup « ternissent le tableau ».
Ce n’est pas le vroum vroum du tracteur, qui rapporte le plus !
Une fierté de « parvenir à faire quasiment tout, toute seule, et que l’entreprise prospère », reprend Ariane. « Tout se réfléchit, s’optimise et peut se remettre en question : la consommation de carburant, les programmes de défense des végétaux, la logistique, sachant que la structure s’étend sur trois sites distants de 45 min, etc. Mais, c’est du temps. Une anticipation au bureau aussi cruciale que les travaux de plaine ! Ce n’est pas le vroum vroum du tracteur qui rapporte le plus ! » La productrice exploite 150 ha (60 ha de blé, 20 ha d’escourgeon, 18 ha de colza, 25 ha de betteraves, 8 ha de lin, le reste en orge de printemps avec des pois protéagineux un an sur deux).
L’avenir : entre craintes et défis
L’avenir, avec les aléas de marché, géopolitiques comme la guerre en Ukraine, sanitaires tel que le Covid, climatiques, lui fait un peu peur. « Les résultats diffèrent du prévisionnel », constate-t-elle. Elle s’interroge aussi sur la pérennité de la culture de lin dans ses terres séchantes, et sur celle de la betterave. Essayer d’autres cultures, pourquoi pas, mais seule, c’est trop risqué. Elle a à l’esprit ses essais de trèfle violet, plutôt catastrophiques. C’est pourquoi elle appelle les firmes semencières et les coops à se « bouger » sur le sujet. Quant aux normes et aux contrôles… « J’ai déjà été contrôlée deux fois en quatre ans d’installation. »
Nous sommes des entrepreneurs, nous nous adaptons.
Pour toutes ces raisons, et parce que les politiques ne se soucient pas assez de l’agriculture, elle a été manifester en janvier et est prête à y retourner. Adeline perçoit tous ces éléments comme autant de défis, de même que les enjeux sociétaux. « Nous sommes des entrepreneurs, nous nous adaptons. » Elle espère juste que la valeur des productions, les filières, soient reconnues, au lieu « d’être une variable d’ajustement ». « Pour nous, agriculteurs, c’est déjà des fois dur de s’y retrouver dans l’origine des produits. Si on ne les trompe pas, je suis persuadée que les consommateurs acheteront plus volontiers français. »