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Académie d'Agriculture de France

Combien de terres cultivables non encore cultivées ? Allons-nous manquer de terres ?


Jean-Paul CHARVET, membre de l'Académie d'Agriculture de France le 15/05/2023 à 14:49

(©GettyImages)

Alors que la population mondiale poursuit sa croissance à un rythme supérieur à 1 % par an et que la sous-nutrition est repartie à la hausse depuis 2015, l'évaluation des ressources en terres cultivables non encore cultivées est devenue une donnée stratégique. Le large éventail des chiffres publiés à ce sujet ne manque pas d'interroger dans la mesure où il n'est pas sans conséquences sur les types d'agriculture susceptibles d'être encouragés.

Terres agricoles et terres cultivées dans le monde au tournant des décennies 2010 et 2020

Les statistiques publiées en 2021 par la FAO (Food and Agriculture Organization) et la Banque mondiale évaluaient à près de 5 milliards d’hectares les superficies occupées par des terres agricoles sur notre planète, ce qui correspond à environ un tiers des terres émergées. Ces superficies se trouvent réparties de façon très contrastée selon les continents et leurs découpages en grandes régions.

Carte des densités de terres cultivées dans le monde. Alors que les terres agricoles couvraient près de 5 milliards d’hectares dans le monde en 2021, les terres cultivées n’en occupaient que 1,56 milliard. Voir la carte ici, notamment pour un détail plus fin et pour toutes les explications afférentes.

Ces terres agricoles (agricultural lands) se répartissent entre d’une part terres cultivées ou crop lands et d’autre part prairies et pâturages permanents ou pasture lands.

Les terres cultivées portent sur 1 400 millions d’hectares de cultures annuelles (céréales, graines oléagineuses…) et sur 160 millions d’hectares de cultures permanentes (vergers, vignobles, plantations de caféiers, de cacaoyers, de palmiers à huile…), totalisant 1 560 millions d’hectares, soit 10 % des terres émergées. Elles présentent toutefois des rendements par hectare variant dans des proportions allant de 1 à 10 en cultures pluviales, et dans des proportions comparables entre cultures sous pluie et cultures irriguées.

Les espaces en prairies et pâturages permanents (permanent meadows and pastures) – naturels ou entretenus – sont valorisés par différentes activités d’élevage, conduites de façon plus ou moins intensive et reposant sur des capacités de production fourragère très contrastées. Ils couvrent environ 3 400 millions d’hectares, soit 23 % des terres émergées. La FAO publie également des statistiques évaluant les espaces forestiers (forested areas). Bien qu’en recul, ceux-ci couvrent encore près de 4 000 millions d’hectares, soit 27 % des terres émergées.

Selon la définition établie par la FAO, ils correspondent à « des espaces d’une superficie de plus de 0,5 hectare, avec des arbres atteignant une hauteur supérieure à 5 mètres et un couvert arboré de plus de 10 %, ou avec des arbres capables d’atteindre ces seuils in situ ». Sur le fond, tous ces chiffres – qui proviennent largement d’enquêtes effectuées par les États – sont globalement de bonne qualité dans les pays « riches », mais sont plus approximatifs dans de nombreux pays « pauvres » où les services statistiques ont souvent figuré parmi les premières victimes des économies imposées par les politiques d’ajustement structurel, à partir des années 1980.

Sur un plan pratique, il n’est pas toujours aisé de distinguer espace forestier et espace cultivé, ainsi qu’espace cultivé et espace pâturé : bien des espaces forestiers du monde tropical comportent localement des clairières, peu visibles sur les images satellitaires, qui sont cultivées de façon temporaire dans le cadre d’agricultures itinérantes sur brûlis, et comportant des périodes de jachère arborée de plus ou moins longue durée. Il n’est également pas toujours aisé de distinguer une forêt claire d’une savane arborée, comme le montre l’exemple des campos cerrados brésiliens, ainsi que bien des exemples africains. Selon certains géographes, les savanes africaines seraient d’ailleurs presque toutes d’origine anthropique. Enfin, il n’est pas rare, en particulier en Afrique, qu’un même espace agricole porte des cultures à une certaine période de l’année, puis devienne un terrain de parcours pour du bétail pendant une autre période de la même année. Il peut d’ailleurs en résulter, comme dans le Sahel africain, d’utiles fertilisations latérales.

Combien de terres cultivables non encore cultivées ?

Les études consacrées à cette question aboutissent à des chiffres allant de près de 4 milliards d’hectares à des chiffres inférieurs à 500 millions d’hectares… L’étude GAEZ – développée par la FAO et l’IIASA (International Institute for Applied Systems Analysis) – estime à l’échelle mondiale les surfaces cultivables non encore cultivées, ainsi que leurs potentialités. Elle le fait essentiellement sur des critères écologiques et agronomiques : conditions bioclimatiques, édaphiques (de sol), topographiques, agronomiques. Cette étude aboutit à l’établissement – après élimination des terres impropres à toute culture – de quatre classes de « cultivabilité » allant de la plus à la moins favorable à une mise en culture pour une superficie totale d’environ 4 milliards d’hectares, en intégrant des terres « modérément convenables » et « peu convenables » à la culture. Ceci correspond – en retranchant les superficies déjà cultivées, soit 1,560 milliards d’hectares – à une superficie d’environ 2,5 milliards de terres, de qualités inégales, considérées comme cultivables et non encore cultivées. En outre, si près du quart de ces terres cultivables demeure encore couvert de forêts et donc considéré comme devant être préservé de toute mise en culture, il arrive que des terrains de parcours progressent au détriment d’espaces forestiers et deviennent eux-mêmes ultérieurement des terres cultivées : c’est d’ailleurs ce qui se passe au Brésil sur les fronts pionniers agricoles de l’Amazonie.

De leur côté, Laurence Roudart, ainsi que Marion Guillou et Gérard Matheron, sont nettement moins optimistes : ces chercheurs pensent qu’il n’y a guère plus d’un milliard d’hectares non encore cultivés susceptibles de l’être de façon effective. Plusieurs arguments sont mobilisés pour aller dans ce sens :

  • Les terres dont la cultivabilité n’est que marginale peuvent difficilement être prises en compte, alors que les terres occupées par des prairies et des pâturages permanents sont loin d’être toutes aptes à porter des cultures pluviales sans risques sérieux pour l’environnement ;
  • Les expériences du passé, qu’il s’agisse des désastres écologiques qui ont suivi le défrichement des terres vierges en URSS à l’époque soviétique, ou ceux survenus dans la Wheat Belt des États-Unis dans les années 1970 en fournissent des illustrations. Le réchauffement climatique va en outre dans le sens d’une accentuation de ces risques.

Enfin, il est clair que la cultivabilité d’un sol ne repose pas que sur des données agronomiques, mais aussi sur des données démographiques, économiques et sociales, qu’il s’agisse des techniques de production mobilisables ou des encadrements des agriculteurs. En ne prenant en compte que les aires où les densités de population atteignent 25 habitants au kilomètre carré et qui ne sont pas trop éloignées des marchés,
G. Fischer et M. Shah avancent un chiffre de l’ordre de 450 millions d’hectares pour les terres cultivables non encore cultivées. Selon J.-Y. Carfantan, un des meilleurs connaisseurs du Brésil, les terres cultivables non encore cultivées ne seraient dans ce pays que de l’ordre de 50 millions d’hectares et non pas de plusieurs centaines de millions.

En outre, il convient également de tenir compte des politiques agricoles et des modèles de production privilégiés, ainsi que des investissements disponibles : ce ne sont pas les mêmes, dans le cadre d’une petite agriculture paysanne plus ou moins modernisée, que dans celui d’exploitations géantes mises en place par des États étrangers ou des fonds de pension dans le cadre de land grabbings qui ignorent les droits fonciers des populations autochtones et les systèmes coutumiers existants.

Un bilan global en demi-teinte et géographiquement contrasté des réserves de terres cultivables

Actuellement les principales réserves de terres cultivables non encore cultivées apparaissent limitées dans les pays des latitudes tempérées, à l’exception de la Russie orientale. Elles le sont encore bien davantage dans les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, ainsi qu’en Asie méridionale et orientale. L’essentiel de ces réserves se situe donc en Amérique latine et en Afrique, où des espaces forestiers sont éventuellement susceptibles de porter davantage de cultures, et pas seulement pour satisfaire les achats massifs de soja de la Chine ou d’autres pays, mais aussi pour subvenir aux besoins alimentaires élémentaires de paysans pauvres.

Les terres cultivées (dont 55 % portent des cultures céréalières et 20 % des cultures de graines oléagineuses) ont progressé de moins de 5 % sur notre planète depuis le début des années 2000, chiffre à mettre en regard avec une augmentation supérieure à 25 % de la population mondiale sur la même période. Cette progression modeste des terres cultivées est la résultante de deux évolutions de sens opposé :

  • La progression des terres cultivées, liée à des défrichements effectués selon des modalités diverses dans différentes régions du monde tropical, et principalement désormais en Afrique subsaharienne et en Amérique latine ;
  • Des pertes importantes dues à l’épuisement des sols (en particulier par baisse des taux de matière organique), ainsi qu’à l’érosion et à la salinisation des sols en différents points de la planète, sans même parler des étalements urbains (urban sprawl) qui accompagnent l’urbanisation et la métropolisation croissantes de la planète.

Selon la FAO, la progression de la somme algébrique des superficies cultivées ne serait actuellement que de 0,25 % par an.