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Enquête

Les dérives du recours aux travailleurs détachés


AFP le 28/06/2019 à 12:05

Marocains ou Équatoriens, ils ont été recrutés pour travailler comme détachés dans des exploitations agricoles du sud de la France. Heures non déclarées, menaces, abus : ils mettent en cause leurs employeurs, des sociétés espagnoles dans le collimateur de la justice.

Pendant sept ans, José, un Équatorien de 45 ans, a travaillé pour Terra Fecundis, une entreprise d’intérim du sud-est de l’Espagne spécialisée dans l’envoi de milliers de personnes pour ramasser fruits et légumes, principalement en France.

À 25 ans, après avoir travaillé dans les exploitations de cacao et de café et dans les mines d’or d’Equateur, il quitte son pays en pleine débâcle économique pour l’Espagne où il est embauché sur des chantiers jusqu’à la crise de 2008. Quand Terra Fecundis lui promet du travail, il quitte femme et enfants pour les Bouches-du-Rhône. Sur place, il découvre les conditions de travail : sept jours sur sept, 10 à 13 heures par jour, pour 1 500 euros net les bons mois, raconte-t-il à l’AFP à Châteaurenard (Bouches-du-Rhône) où il vit.

« Après notre journée dans les champs, on travaillait au calibrage et à l’empaquetage des fruits jusqu’à 22 h sans que ces heures soient payées », poursuit l’homme qui évoque des fiches de paie ne mentionnant que « cinq à dix jours de travail par mois et des retenues sur salaires » injustifiées, assure-t-il. « Si quelqu’un se plaignait, des représentants de Terra Fecundis lui disaient que des gens attendaient pour le remplacer », poursuit José, rare travailleur détaché à oser s’exprimer, mais anonymement. Quand aux exploitants agricoles, « tout ce qui les intéressait c’est que cela fonctionne », poursuit-il.

« Travail dissimulé »

En 2014, une enquête en France pour « travail dissimulé » et « marchandage de main d’œuvre » en bande organisée a été ouverte à l’encontre de Terra Fecundis. Cinq ans plus tard, l’enquête est toujours en cours. « L’ensemble de la procédure a été récemment adressée aux personnes mises en cause et aux plaignants afin de leur permettre d’adresser des observations », a précisé à l’AFP le procureur de la République de Marseille Xavier Tarabeux.

Interrogée par l’AFP, Terra Fecundis – 2 091 employés en 2017 pour un chiffre d’affaires de près de 67 millions d’euros, selon le site espagnol Infocif – a assuré « ne pas avoir connaissance de plaintes » et « respecter rigoureusement les législations applicables à son activité en Espagne comme dans n’importe quel autre pays où elle agit ».

En 2016, elle affirmait que « chaque salarié mis à disposition d’une exploitation agricole » était « payé 1 400 euros » et « bénéficiait des mêmes droits que les ouvriers agricoles français, dont le respect est soumis au contrôle des exploitants agricoles ».

Si José a fait le dos rond jusqu’à la régularisation de sa situation en France et son départ de Terra Fecundis en 2016, Yasmina, 36 ans, elle, a porté l’affaire devant les tribunaux, soutenue par la CGT. Aux prud’hommes d’Arles, cette Marocaine a demandé avec cinq autres travailleurs détachés de la société Laboral Terra, également espagnole, la requalification de leur contrat de travail en CDI et des rappels de salaires et indemnités allant de 13 800 à 37 000 euros. Le jugement doit être rendu le 4 juillet. Yasmina a également déposé une plainte pénale pour travail dissimulé. Dans sa déposition, elle décrit des heures de travail interminables et dénonce le harcèlement sexuel exercé par des personnels de Laboral Terra, selon ses avocats.

« Comme des esclaves »

« Sur notre contrat, il était écrit 35 heures par semaine, mais en réalité, on travaillait 260 heures par mois pour 900 euros. J’ai vu des gens perdre connaissance. On était traité comme des esclaves », affirme la trentenaire qui souhaite aussi rester anonyme. « On nous touchait la poitrine et nous embrassait de force. On nous disait qu’il fallait coucher avec eux si on voulait travailler plus », poursuit-elle.

« Rien n’est vrai de tout ce qu’ils disent », réagit Sonia Fernandez, responsable des ressources humaines de Laboral Terra, interrogée en Espagne par l’AFP. « Nous sommes une entreprise familiale et nous veillons à agir pour le bien-être des travailleurs. Le seul problème que nous ayons détecté, c’est que certains ont fait des heures supplémentaires et il est possible qu’elles n’aient pas été payées », reconnait-elle. « Nous sommes en train de réduire notre activité (en France) parce qu’on nous crée beaucoup de problèmes en nous accusant de choses fausses », explique cette responsable. « Le gouvernement français ne veut pas qu’il y ait des ETT (entreprises de travail temporaires) espagnoles sur le territoire français parce que nous versons les cotisations sociales en Espagne et cela constitue un manque à gagner pour la France », estime-t-elle.

D’autres entreprises de travail temporaire espagnoles sont dans le collimateur de la justice française pour travail dissimulé : Safor Temporis est citée à comparaître le 14 octobre devant le tribunal correctionnel d’Avignon, et aussi Eurofirms dont le procès est attendu en 2020 devant la même juridiction.

« On n’a pas beaucoup de prise sur ces entreprises situées à l’étranger qui se dissolvent pour mieux se reconstituer sous des prête-noms », affirme le procureur de la République d’Avignon Philippe Guémas. « On demande aux Etats d’investiguer, mais cela est fait avec plus ou moins de conviction. Dès qu’on touche à l’emploi, c’est sensible », ajoute le magistrat.

Des exploitants agricoles doivent aussi comparaître devant la justice. Peu souhaitent s’exprimer. L’un des agriculteurs poursuivis devant les prudh’hommes d’Arles crie à « l’affaire politique ».

À l’automne, un agriculteur devra s’expliquer devant le tribunal correctionnel de Tarascon sur la mort par déshydratation d’un Équatorien de 32 ans envoyé par Terra Fecundis, qui n’est pas poursuivie. Le 7 juillet 2011 à Eyragues (Bouches-du-Rhône), Elio Maldonado Granda perd connaissance en ramassant des melons et meurt quatre jours plus tard à l’hôpital. Ses collègues rapporteront aux enquêteurs que l’un des salariés de l’entreprise agricole refusait d’apporter de l’eau aux détachés, ce que niera le responsable de l’exploitation poursuivi pour « violation délibérée d’une obligation de sécurité » et « omission du respect des mesures relatives aux conditions de travail ».

Huit ans après les faits et en l’absence de témoins au procès, l’avocat de la famille de la victime, Me Yann Prevost, ne se fait guère d’illusions sur la sévérité de la peine. « Ce sont (les exploitants) au final qui bénéficient de ces abus », souligne Me Farid Farryssy, l’avocat de Yasmina. « Le problème, c’est qu’on ne trouve pas de main d’œuvre locale pour venir travailler », souligne le président de la FDSEA des Bouches-du-Rhône Patrick Lévêque. « Les abus ne sont pas possibles, assure-t-il, les détachés peuvent saisir les tribunaux et les contrôles sont permanents ».

Selon des chiffres de 2016, l’Inspection du travail a procédé à 2 936 contrôles d’exploitations agricoles et 329 entreprises étaient en infraction. La France comptait alors 67 600 travailleurs détachés dans l’agriculture.