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Une « révolution » dans l'œuf

Faire une omelette sans broyer des poussins


AFP le 26/03/2021 à 09:28

À peine éclos, des dizaines de millions de « frères » de poules sont tués chaque année car ils ne pondront pas d'œufs: pour enrayer cette routine décriée que la France prétend interdire dès cette année, des technologies sont sur les rangs pour déterminer au plus tôt le sexe des futurs poussins.

Faute d’autoriser les visites par crainte de la grippe aviaire, le couvoir de Loudéac, en centre Bretagne, transmet une vidéo : on y voit un plateau rempli d’œufs chargé dans une grosse machine. À la sortie, la moitié d’entre eux finiront d’être incubés pour donner naissance aux poules qui seront élevées pour produire les œufs – non fécondés ceux-là – qui finiront dans nos assiettes. L’autre moitié sera transformée en nourriture pour animaux. La machine a déterminé qu’il s’agissait d’embryons mâles. Vus comme une charge inutile dans la filière ponte et trop lents à grossir pour fournir de la viande, ils sont écartés de la production plusieurs jours avant d’éclore. Sans les technologies émergentes de sexage « in ovo », ils sont gazés ou broyés à la naissance. On estime qu’environ 300 millions de « frères » de poules sont tués chaque année dans l’Union européenne, dont au moins 45 millions en France.

L’Allemagne a décidé de légiférer pour interdire dès l’an prochain cette pratique « contraire à l’éthique ». La décision couvait depuis plusieurs années face à une opinion publique soucieuse du bien-être des animaux. Mais les technologies devaient pouvoir suivre le rythme de production industrielle.

Côté français, le gouvernement a promis il y a plus d’un an que l’interdiction interviendrait d’ici à « fin 2021 ». « Nous maintenons l’objectif fixé et travaillons avec la filière, qui doit présenter prochainement des plans de sortie », affirme le ministère de l’Agriculture à l’AFP. « On attend que le cadre législatif soit défini pour que cela ne reste pas un effet d’annonce », remarque Agathe Gignoux, responsable plaidoyer de l’association de défense des animaux d’élevage CIWF France. Autre regret de l’organisation, une solution semble délaissée : le développement de races ou « souches » mixtes, dont les femelles seraient prodigues en œufs et les mâles capables de devenir des poulets généreux en viande. Sachant qu’actuellement, la filière « chair » utilise des souches très spécialisées pour produire des poulets standards (mâles ou femelles) en 35 jours, qui sont totalement différentes de celles utilisées dans la filière ponte.

« Début de l’histoire »

Dès 2014, la France a promis de traiter « la question de la mise à mort des poussins dans les couvoirs », après la diffusion par l’association L214 d’une vidéo tournée dans un couvoir du Finistère montrant des poussins agonisant dans une benne ou étouffant dans un sac poubelle. Les autorités ont placé beaucoup d’espoir et 4,3 millions d’euros dans l’entreprise vendéenne Tronico pour développer une solution made in France. Mais ses recherches n’ont pas abouti. Elles sont même « à l’arrêt pour l’instant car nous avons mis toutes nos forces » dans l’élaboration d’un test salivaire de détection du Covid-19, indique le directeur général de Tronico, Patrick Collet.

Sans attendre, le couvoir de Loudéac s’est mis à l’ovosexage l’été dernier avec une technologie allemande. Le couvoir appartient à Hy-Line France, filiale de l’allemand Erich Wesjohann Group. Il utilise la technologie optique « hyperspectrale » d’une autre filiale, Agri Advanced Technologies (AAT). Elle repère au 13e jour d’incubation (sur 21) la couleur des premières plumes à travers la coquille, plus claires chez les mâles des poules brunes, soit la majorité des pondeuses en France. Des centaines de milliers d’œufs sont déjà passés à travers la machine baptisée « Cheggy ». « Dans trois mois, ça va peut-être tripler ou quadrupler, c’est le début de l’histoire », dit le PDG de Hy-Line France, Frédéric Masson.

« En 2021, nous allons « ovosexer » avec cette technologie plus de 500 000 poules soit l’équivalent de 150 millions d’œufs » sur une production annuelle de 500 millions, détaille le directeur général des Fermiers de Loué, Yves de la Fouchardière, client du couvoir en partenariat avec le distributeur Carrefour. Pour lui, c’est une « révolution ». « Ce n’est pas une petite étape dans l’Histoire de la poule pondeuse. On a réglé de manière très durable un problème. » En bout de chaîne, le sexage rend les œufs plus chers de « moins de cinq centimes pour une boîte de six », soit « vraiment pas grand chose par rapport au scandale des frères de poule tués à un jour », estime le dirigeant. Le surcoût peut baisser si tout le monde s’y met, fait-il valoir. « Il va falloir convaincre les autres professionnels qui y voient une charge. »

Méthodes concurrentes

Signe que la filière n’a pas encore défini sa position, le Comité national de la promotion de l’œuf (CNPO) se contente de dire que « la recherche d’alternatives à l’élimination des poussins mâles » fait partie de ses priorités et qu’il travaille, « en lien avec les ONG », sur les « questions de bien-être animal, techniques et économiques ». La filière sait que c’est son prochain chantier, après avoir massivement réduit la part des poules élevées en cage (elles sont 47 % aujourd’hui contre 63 % en 2017). Mais les professionnels marchent… sur des œufs : comment intégrer le surcoût du sexage alors que les éleveurs peinent déjà à obtenir des tarifs couvrant leurs frais ? Quelle technologie privilégier ? Une opposition pointe déjà entre les partisans de Cheggy et ceux d’une autre technologie allemande, des sociétés sœurs Respeggt (jeux de mots en anglais mêlant sélection, respect et œuf).

Sur le point de s’implanter en France, cette méthode permet un sexage plus précoce, au 9e jour d’incubation, quelle que soit la couleur du plumage. Elle soulève des réticences car elle est plus onéreuse et jugée « invasive » : il s’agit de percer au laser un orifice dans la coquille afin d’aspirer une goutte de liquide allantoïque et voir s’il contient une hormone spécifique aux femelles. « La membrane coquillère se referme au bout de quelques minutes », assure Respeggt. Quant aux mâles qui éclosent malgré tout (2 % d’erreur), il est prévu que Respeggt indemnise les fermes pour qu’elles les élèvent jusqu’à leur douzième semaine, avant qu’ils ne soient abattus pour l’industrie alimentaire. L’entreprise entend démarrer « au printemps 2021 » son premier centre de sexage français, dans un couvoir de l’ouest.

Deux sociétés françaises (Poulehouse et Cocorette) commercialisent déjà des œufs estampillés Respeggt. Mais les poules qui les produisent – élevées en France – naissaient jusqu’ici ailleurs. Le fondateur de Poulehouse, Fabien Sauleman, peste de voir des industriels lui préférer la solution Cheggy. « Je ne parle pas de sexage in ovo, je parle de broyage dans l’œuf », tranche-t-il, jugeant qu’éliminer les embryons mâles au 13e jour, quand ils commencent déjà à ressembler à des poussins avec bec, duvet et griffes (l’éclosion est au 21e jour), revient à « se faire l’éthique à pas cher ».

Les canards aussi

« La question de la précocité de la détermination du sexe est importante. (…) La définition du stade exact à partir duquel l’embryon ressent la douleur est controversée. Des travaux indiquent une zone d’incertitude ou « zone grise » quant à la perception de la douleur par l’embryon entre 7 et 14 jours », souligne l’Institut technique de l’aviculture (Itavi). L’Itavi ajoute qu’il est « trop tôt pour avoir une idée précise des [méthodes] plus performantes ».

Il y a des « enjeux industriels forts, une compétition frénétique à qui va décrocher le jackpot », observe Joël Gautron, directeur de recherche spécialisé dans l’œuf à l’Inrae. D’autres sociétés convoitent le marché. Le projet israélien EggXYT porte sur un marquage génétique des chromosomes sexuels. Éclairé avec une lumière UV, « le mâle va « fluorescer » à travers la coquille », résume le chercheur, pour qui cette méthode a peu de chances de prospérer en Europe, hostile aux OGM.

Du sexage in ovo est aussi développé dans la filière française de canards. Cette fois, les accouveurs cherchent à mettre un terme à l’élimination de plus de 30 millions de femelles canetons par an, seuls les mâles étant élevés pour le foie gras.