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Histoire et viticulture

La mémoire rouge oubliée d’Aÿ-Champagne


AFP le 21/09/2019 à 16:20
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©Pixabay

Comme un « mauvais passé » qu'il ne faudrait pas déterrer : plus d'un siècle après une émeute révolutionnaire des vignerons, la mémoire rouge d'Aÿ-Champagne (Marne) peine à se frayer un chemin dans cette commune au cœur d'un vignoble aujourd'hui parmi les plus prestigieux du monde.

En 1911, les tensions s’accumulent dans le vignoble marnais entre vignerons pauvres et négociants richissimes. L’envol des ventes pousse les grandes maisons à élargir leur zone d’achat de raisins, de l’Aube jusqu’au Midi, déstabilisant un vignoble déjà malmené par trois mauvaises récoltes successives, des attaques parasitaires et la chute des revenus.

Dans la nuit du 11 au 12 avril 1911, la colère se transforme en émeute. A Aÿ, plusieurs milliers de vignerons dégradent, saccagent et parfois brûlent les maisons de négociants suspectés de s’approvisionner hors de Champagne. Il faudra l’arrivée de 15 000 soldats dans l’arrondissement d’Épernay pour ramener le calme.

Cet événement semble pourtant noyé par « une volonté d’oubli », note aujourd’hui Aurélie Melin, ethnographe et collecteuse de mémoire à l’Institut des vins de Champagne d’Aÿ. « Les enfants et les petits-enfants ont tenté de se débarrasser d’une histoire trop lourde, souvent jugée déshonorante. La destruction des souvenirs, des traces, des photos ou autres papiers brûlés concerne toutes les familles. On ne remue pas le mauvais passé ! » ajoute-t-elle.

Si le coup de sang du 11 au 12 avril 1911 demeure sous le boisseau de la mémoire collective, il n’en reste pourtant pas moins l’élément fondateur de deux piliers de la filière : la reconnaissance en 1927 de la zone d’appellation Champagne telle qu’on la connaît aujourd’hui et la nécessité du dialogue entre vignerons et négociants, formulée en 1941 par la création du Comité interprofessionnel des vins de Champagne.

Ce brassage des mondes trouve l’une de ses illustrations inattendues dans la quasi-cogestion de Moët-et-Chandon entre Robert-Jean de Vogüé, son emblématique patron de 1930 à 1972, surnommé « le Marquis rouge », et Gaston Martin, le tout aussi emblématique responsable CGT de la maison de 1922 à 1974.

De ce véritable laboratoire social sont nés l’intéressement, la retraite complémentaire ou les primes qui font aujourd’hui de la convention collective du champagne « l’une des plus sociales de France, voire d’Europe », selon Bernard Beaulieu, secrétaire général de la CGT Champagne de 1975 à 2007 et maire de Montigny, près d’Aÿ.

« Cette mémoire oubliée, c’est catastrophique ! »

Gaston Martin, en assumant après-guerre deux mandats de conseiller général d’Aÿ, fut aussi le premier communiste à entrer au conseil général de la Marne. L’effervescence syndico-révolutionnaire trouvait une traduction politique qui perdurera jusqu’à la fin des années 1980. « J’ai du mal à comprendre le rejet de cette histoire. Mais il y avait une certaine honte des vignerons de l’époque à se rappeler de cette époque de misère », observe Bernard Beaulieu. « Mon grand-père me rappelait qu’à l’époque, on échangeait un hectare de vigne contre 50 ares de terre à blé. La plupart des enfants de vignerons quittaient l’exploitation », se souvient-il. Et d’évoquer les nombreux « double actifs » qui, de la fin du XIXe jusqu’au milieu du XXe siècle, partaient travailler aux florissants ateliers ferroviaires d’Épernay faute de pouvoir vivre de leurs vignes. Ce sont eux qui, en 1911, renseignent les vignerons marnais de la provenance des jus extérieurs arrivant à Épernay !

« Les mondes de la CGT du rail et des ouvriers des maisons de champagne et celui des vignerons ont toujours été très liés. La mémoire rouge y est existante, cohérente et constructive », rappelle Aurélie Melin. « Ce passé s’estompe petit à petit », constate lui aussi, mais sans amertume, Dominique Lévêque, maire socialiste d’Aÿ depuis 1989, vainqueur à l’époque de la dernière liste communiste.

« Cette mémoire oubliée, c’est catastrophique ! On s’est embourgeoisé », s’emporte Bernard Beaulieu. En témoigne le site de l’ancienne maison Bissinger, incendiée en 1911, où s’élève de nouveau une villa du même nom qui héberge l’Institut des vins de Champagne : dédié à un œnotourisme florissant, il n’y est pas question de cette « mémoire rouge ».