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Académie d'Agriculture de France

Regard historique sur les facteurs d’évolution des systèmes de culture dans les régions intermédiaires


AAF - Jean-René Trameau le 29/10/2014 à 15:30
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Vouloir comprendre l'agriculture d'aujourd'hui se poser des questions sur son avenir, c'est d'abord se demander d'où elle vient. Reconnaissons aux agriculteurs le mérite de devoir évoluer dans un monde incertain, avec la nécessité d'intégrer un grand nombre de paramètres : si l’on en compte près de soixante pour diriger une Banque de détail, regrettons qu'à ce jour on n'en connaisse pas le nombre en agriculture, d’autant que ces paramètres sont eux-mêmes en interaction et plus ou moins dépendants les uns les autres.

On peut cependant percevoir que notre agriculteur type, celui qui pourrait figurer dans la description d’un système dit agricole, a pris des décisions dans le passé sous la contrainte mais aussi à l’avantage d’évènements qui se sont présentés devant lui. Sans remonter le temps jusqu’à la Mésopotamie, on va observer la période depuis la guerre 1945 jusqu’à nos jours pour en faire une photographie.

1.

Depuis cette date, à peu près trois générations se sont succédées. On les cernera de 1945 à 1965, puis de 1972 à 1992, puis celle, la plus récente jusque 2012. Dans cette période, on peut estimer que leur formation a augmenté, venant de l’enseignement primaire, puis secondaire, pour être très souvent maintenant supérieur. La complexité de l’activité du chef d’exploitation nécessite de plus en plus cette augmentation des compétences.

D’un point de vue sociologique, la main-d’oeuvre abondante et peu payée après guerre s’est raréfiée avec le développement de l’industrie jusque dans les années 1970. Elle a d’autre part coûté de plus en plus cher à l’agriculteur polyculteur-éleveur. Dans son exploitation pouvait se côtoyer le palefrenier et ses chevaux, en concurrence avec le tracteur du plan Marshall, le berger, les femmes toutes mains, l’italien ou l’espagnol migrant temporairement qui venaient pendant la belle saison.

La création du SMAG, Salaire Minimum Agricole Garanti, leur a octroyé un niveau de salaire qui se rapprochait du SMIG, des congés payés obligatoires et autres avantages difficiles à supporter pour les exploitations. Le cheval a dignement tiré sa révérence au tracteur, le mouton a disparu au profit des soles de colza dont le subventionnement a été permis par le Kennedy Round. Les vaches à lait ont disparu avec la deuxième génération, les femmes nouvellement mariées à des agriculteurs ne voulant pas s’astreindre à ce travail et préférant aller chercher le salaire mensuel à l’extérieur de l’exploitation.

2.

En se spécialisant dans des productions végétales, l’exploitant a du mettre des sécurités pour son revenu. La sélection végétale a joué un rôle régulateur dans ce sens, en lui proposant des cultures d’hiver plus productives de plus en plus nombreuses. C’est ce qu’on va trouver en majorité dans la deuxième génération, et toute culture nouvellement proposée devra passer ce cap de culture de printemps à culture d’hiver : pois protéagineux, lin, moutarde par exemple.

La chimie l’a aidé dans cette démarche. En désherbage si quelques hormones du début de période ont du céder la place à des désherbages de plus en plus sophistiqués, les résistances apparaissent systématiquement au fil des ans. De même la création variétale a du courir après des caractères de moindre sensibilité aux maladies : piétin verse, oïdium, rouilles. Le personnel abondant et peu qualifié a été remplacé par du matériel de plus en plus résistant. Hormis les tracteurs et moissonneuses-batteuses, le matériel aratoire s’est perfectionné ; souvent fabriqué à ses débuts par des entrepreneurs modestes et locaux, ces fabricants sont devenus parfois des entreprises européennes de haute qualité.

Très conscients de cette opportunité, les grands constructeurs classiques John Deere, New Holland, Fendt ne fabriquent plus seulement leurs machines historiques mais proposent le matériel complet nécessaire à l’exploitant : semoir de semis directs, appareils de traitement, moissonneuses-batteuses et tracteurs, le tout intégrant des systèmes d’assistance informatique non compatibles toutefois entre les marques.

Les exploitants individuels des débuts se sont parfois organisés en systèmes associatifs, favorisés par les dispositions législatives dès l’impulsion du ministre Pisani. Le nombre des GAEC est monté à près de 20 000 unités, stable depuis les années 1980. Mais d’autres formes d’association sont apparues : les EARL en supplément des CUMA des années 1950. Aujourd’hui, on voit se multiplier l’addition des sociétés qui organisent la cellule agricole: les GFA pour le foncier, des SCEA pour l’exploitation, les SA pour le matériel ou la commercialisation, maitrisées par plusieurs comptabilités qui trouvent leur justification pour les porteurs multiples de capitaux pour les unes ou dans l’impossibilité de réaliser des actes de commerces pour les autres.

3.

Du côté réglementaire, la sous-production européenne qui peine à nourrir sa population invite les politiques à créer le Marché Commun en 1958, après la CECA des années 50. Dès l’après guerre, les américains ont perçu cet avantage de trouver un débouché en Europe en même temps que cela permettait de garantir une paix sociale. Organisés autour du Kennedy Round, les négociateurs de 1963 ont partagé les marchés : un développement facilité en Europe pour les céréales, un relatif développement des cultures à protéines contre des débouchés assurés pour le maïs et le soja américain. Les producteurs français produisent les espèces les mieux adaptées, le blé, le colza puis les pois protéagineux. La luzerne résiste localement alors qu’elle était présente sur toutes les exploitations.

La nouvelle PAC de 1992 se transforme en aide différenciée à l’hectare. Retors à tout changement, notre agriculteur prend cependant peu à peu conscience de l’intérêt de cette approche dans un contexte prix mondiaux élevés. La conséquence est une augmentation importante de la valeur du foncier, sans jamais rejoindre les prix des pays voisins. L’augmentation encore plus considérable des valeurs de reprise, des quasi -fonds de commerce, est alimentée par la hausse des prélèvements fiscaux incitant à investir dans du renouvellement de matériel, ce qui aboutit à l’équivalence d’une bulle.

Conscient de cette évolution,les américains transforment leurs aides directes en système assurantiels pour événements exceptionnels : intempéries, cours mondiaux dépréciés. Gageons qu’à l’avenir les européens prendront le même chemin.

4.

La mise en marché des productions se fait par des organismes de plus en plus puissants. Le marchand de graines de betterave sur son vélo pendant la guerre achète du blé et le revend aux boulangers locaux. Un voyage aux Etats-Unis lui montre l’intérêt du vrac en 1962. Il construit des séchoirs pour recevoir un colza mal abouti génétiquement : il s’égraine facilement on le coupe donc jusqu’a 18 % d’humidité pour une norme de 9.

Les coopératives suivent en retard sur la pression des agriculteurs les plus dynamiques qui les délaissent. Conscientes finalement de cette situation et sous la pression de marges faibles, elles investissent dans la transformation primaire : farine, l’aliment du bétail. Dans la dernière période, avec des marges plus confortables, elles investissent les marchés extérieurs : le blé en Italie puis en Afrique du Nord. Pendant ce temps, le négoce se regroupe et investit le marché du malt. Ces débouchés assurés pour l’agriculteur sont des contraintes / opportunités qui orientent son activité. Dans cette deuxième période, il y a toujours un débouché pour sa production, il arbitrera son assolement fonction de son intérêt.

Actuellement, les organismes stockeurs prennent des initiatives dans des productions locales de niche comme la moutarde, soutiennent des filières de volailles, se substituent à des équipements géographiquement défaillants : exemple, la distribution de carburant. Jamais le mot adhérer n’a été aussi justifié qu’actuellement pour l’exploitant : faire partie d’un projet qui n’est plus seulement celui de produire mais de répondre à une utilisation qui devra aboutir au niveau financier. Aucune diversification n’est durable sans cela.

5.

L’environnement bancaire a beaucoup évolué. La première période fournissait des possibilités du côté des notaires qui faisaient de l’intermédiation, des banques privées qui émargeaient fortement sur des financements de court terme et des banques mutualistes qui au fur et à mesure de leur agrandissement ont pris le pas sur l’ensemble.

Aujourd’hui confrontées à des besoins de financement de plus en plus élevés pour la transmission ou l’investissement, les banques font appel à des fonds publics comme OSEO pour des projets importants. Elles diversifient leurs activités, ne sont plus seulement agricoles, font de l’immobilier, du financement d’entreprises. Le message a été entendu par la concurrence et le territoire semble se partager géographiquement entre Crédit Mutuel, Crédit Agricole, Banque Populaire. L’agence d’une telle ferme, pendant que l’autre investit dans des équipements de longs terme.

6.

En matière de système de production, nous sommes donc passés d’une production diversifiée mais peu productive à des productions spécialisées appuyées sur des structures qui leur ont permis de résoudre leurs problèmes principaux.

Depuis une dizaine d’années, avec la pérennisation des aides publiques et la hausse des cours, le chef d’exploitation peut se permettre de réfléchir sur d’autres thèmes : la durabilité du système, l’impact sur l’environnement, la préservation de son capital foncier. Il se permet de renverser la table parfois pour, peut-être, revenir à la situation initiale un jour. Il rompt son assolement type blé, orge, colza, sème du colza derrière du blé pour des raisons de qualité de levée du colza en période estivale, calcule le taux d’humus et pense relever celui-ci par du non labour, met à profit les pièges à nitrates qui d’entrave à priori peuvent devenir un atout, n’a pas peur d’introduire des cultures nouvelles pour répondre aux problèmes des maladies ou du désherbage, refait des cultures de printemps même avec des risques climatiques, introduit d’autres formes de spéculations comme le photovoltaïque, la méthanisation pour certains, repense à la luzerne.

Conclusion

Notre agriculteur n’est plus seulement dans un système de production végétale, il investit, imagine, entreprend, propose, il est inventeur de son propre avenir : c’est lui qui prend les décisions, en assume seul les conséquences et doit constamment gérer ses relations entre intérêt personnel et intérêt collectif.

Ce sont les frémissements de ces jours-ci dans nos campagnes, il faut sentir cette vibration qui fait que l’agriculture va quelque part, aidée en cela de plusieurs éléments principaux : la généralisation de l’informatique embarquée dans les machines ; le progrès génétique avec les hybrides aboutis en colza d’hiver, orge d’hiver, les féveroles destinées à la consommation humaine ou aux poissons de Norvège, les perspectives ouvertes par les biotechnologies ; l’intérêt pour l’agronomie afin d’être moins gourmande en intrants ; le retour de l’élevage intensif qui occupe le couple quand les femmes ne trouvent plus de travail à l’extérieur comme dans les années 70.

A contrario, la production de blé protéiné est quasi impossible à concilier avec la directive nitrate et l’assurance récolte est inadaptée dans sa configuration actuelle.

Nous n’avons pas encore fait l’inventaire de ces paramètres qui font évoluer et permettent de pérenniser les situations. Leur identification donnerait à chacun des moyens de connaître ses atouts et ses faiblesses, ses marges de progrès personnels. A ce jour, quelles que soient les spéculations, toutes rentables pour certains profils, ou toutes déficitaires pour d’autres. Seules les capacités du chef d’exploitation à organiser tous ces paramètres permettent à chacun de tirer son épingle du jeu. L’installation d’un jeune agriculteur équivaut à un entretien d’embauche dans une entreprise. Faisons leur confiance.